Janvier au balcon…

A la fraîcheur accentuée de la nuit, je sus tout de suite qu’après plusieurs jours gris et maussades, ce dimanche serait rempli de beau. Je suis donc parti à pied de la maison, sans cependant sonner matines (c’est l’avantage – et le seul – de faire de la montagne en Janvier : pas besoin de partir très tôt). L’ombre baignait encore la vallée, mais là-haut, au paradis, les cimes nous promettaient la vie en rose, ce qui parait bien le moins en année électorale.

Sur le chemin, si fréquenté en été, pas une empreinte humaine. Juste un de ces moments où la solitude devient enfin un privilège… Un lièvre avait ouvert la trace, suivi par un renard à la recherche de son petit déjeuner. Cerfs et biches avaient ensuite pris un malin plaisir à rendre mon jeu de piste illisible. D’ailleurs, trois cent mètres plus loin, deux jeunes gambadaient en toute insouciance, la chasse étant finie.

Puis le soleil a fait une entrée fracassante dans la quiétude du sous-bois, surgissant à contre-jour de nuages fumigènes, telle une vedette faisant irruption sur scène. Et lorsque j’ai atteint le Bec de la Renarde, un promontoire ensoleillé qui surplombe toute la vallée, je ne fis que troubler dans sa sieste paresseuse toute une harde de chamois…

Ce fut tout pour mes rencontres de la journée… Pour le reste, sur l’autre versant de la vallée, le souffle doux du vent déshabillait peu à peu les cascades de leurs transparentes robes de glace. La neige n’était là que pour poudrer de blanc le nez de la montagne et les nuages eux-même ne purent jeter de l’ombre sur cette balade des jours heureux.

Les parallèles peuvent-elles se rejoindre ?

Moi, je voyage à vélo. Parce que la lenteur est notre vrai luxe, à nous, les occidentaux stressés du matin au soir. Parce que çà contribue à soulager ma culpabilité de bobo écolo. Mais surtout par plaisir, parce ce que j’aime çà. Celà me permet partout de belles rencontres. D’abord parce que j’appartiens à un network international de voyageurs cyclistes (www.warmshowers.org ), qui se font un plaisir de m’offrir l’hospitalité et m’accueillent toujours chez eux comme un frère. Ensuite, parce qu’en tant que cycliste, on bénéficie souvent d’un regard plein d’empathie, souvent teinté d’estime et d’un soupçon d’envie. Lorsque j’ai passé la frontière, l’autre jour, le policier, jovial, ne m’a même pas demandé mes papiers. Il s’est contenté de me lancer en riant : “vous allez encore loin, comme çà ?” et ma réponse a suscité un long sifflement où l’on pouvait lire en même temps un peu de compassion, un peu d’incrédulité et un rien d’admiration. Il faut dire que ce jour-là, il pleuvait et il faisait froid.
C’est ainsi que j’ai franchi la frontière.

Moi, je voyage comme je peux. Camion, bateau, train, autobus : j’aurai tout essayé. Celà fait deux ans que j‘ai fui mon pays. On pourrait dire que le temps et la ténacité sont notre vrai luxe, à nous, les Africains. Mais ce serait admettre que nous avons le choix. Celui de partir ou non, celui de renoncer ou non. Je voyage seulement pour sauver ma peau, pour gagner un pays riche où l’on ne craint ni la faim, ni la guerre. Mais ici, en tant que migrant, on n’a droit qu’à des regards, de haine parfois, de lassitude et d’indifférence le plus souvent. Comme si les gens nous rendaient responsables (mais de quoi ?). Comme s’ils ne voulaient même plus nous voir dans leur paysage quotidien. Il faut dire que nous sommes nombreux ici, à la frontière, à attendre. Inutile de chercher à passer en train ou en autobus. Les autres me l’ont dit : la police, de l’autre côté, est brutale. Ils te confisquent ton fric, parfois même tes godasses, et te ramènent sans ménagement de l’autre côté. Il ne me reste plus que mes pieds, le bord des routes et des voies ferrées ainsi que les chemins de montagne. A force, on finit par avoir des tuyaux sur les passages possibles, sur les bons itinéraires.
C’est ainsi que j’ai franchi la frontière.

Comme il pleuvait depuis le matin,il s’est arrêté dans un abri-bus, un grand classique chez les voyageurs à vélo. Surprise ! Celui-ci était déjà squatté. Un grand Black, allongé comme un cou de girafe. Jeune. Très jeune, même. Vêtu seulement d’un jean, d’un T-shirt et d’un K-Way. Il était affalé à même le sol encore sec de l’abri, Décontenancé, le voyageur à vélo lui a décoché un vague “salut” maladroit. Réponse en mauvais Anglais. Alors, il a fait ce que tout cycliste aurait fait pour un autre. Réchaud. Thé sucré. Barre de céréales. Chocolat. Ce n’est qu’ensuite qu’il a compris que ce grand ado, en plus, était malade. Il brûlait de fièvre. Il a appelé les amis qui l’attendaient plus haut dans la vallée. Ils sont arrivés en bagnole et ont dit qu’ici, c’était presque tous les jours la même soupe à la grimace. Mais qu’il y avait maintenant chez eux tout un réseau de solidarité, pour héberger, nourrir et soigner ces drôles de voyageurs au long cours. Ils ont embarqué le grand Noir dans leur caisse. Ils devaient l’emmener chez un de leurs potes qui s’appelait Cédric…

Après çà, il ne lui restait plus qu’à repartir sur son deux roues pour finir l’étape. Mais lui qui était plutôt du genre flâneur d’habitude, a passé ce jour-là toute sa rage et son désespoir sur les pédales de son vélo chargé.

Dans notre monde, les voyages parallèles se croisent parfois, mais sans jamais pouvoir se rejoindre, même à vitesse humaine.

Le désert des « terres rouges »

Impossible d’ignorer le moment où l’on pousse la porte de notre haute vallée. D’abord, parce qu’elle est spectaculaire – ce sont les gorges de Daluis – et ensuite parce que la roche s’y teint brutalement d’un rouge sombre et profond. C’est à travers ces “terres rouges” que je suis allé randonner hier, chassé de mes neiges d’altitude par une bise plus que glaciale.

Les “terres rouges” de Daluis et du Dôme de Barrot, aujourd’hui classées en Réserve naturelle, dessinent entre les canyons du Cians et du Var un petit territoire sauvage aux paysages à nuls autres pareils. Lorsque j’arpente leurs chemins, je repense toujours malgré moi aux descriptions sublimes du désert de Moab et des grands canyons américains par cet inclassable écolo d’avant-garde que fut Edward Abbey, notamment dans son bouquin sublime, “Désert Solitaire”.

Aujourd’hui, certes, ces “terres rouges” sont un véritable désert. Pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi. D’abord, parce que ces roches rouges très anciennes – les pélites – étaient riches en minerai de cuivre (voire même en pépites de cuivre pur), et que cette richesse attira les hommes depuis l’Antiquité. Partout des vestiges de galeries ou de sondages, et même un ancien hameau de mineurs (Amen) témoignent d’une ruée vers le cuivre, qui connut son apogée au milieu du XIXème siècle. Les mines du Cerisier, dans la vallée de la Roudoule, employaient alors jusqu’à une centaine de mineurs.

Mais ce n’est pas tout ! Pour éviter l’obstacle des gorges de Daluis mais aussi … le passage de la frontière avec la France, le chemin le plus court pour se rendre du Val d’Entraunes à Nice traversa pendant des siècles les “terres rouges” en empruntant le col de Roua. On appelait même cet itinéraire “la voie romaine”, car il était soigneusement dallé afin d’éviter le ravinement. Juste avant le passage du col, sur le seul replat disponible et au pied d’une petite source, la ferme du même nom servait de relais aux muletiers, souvent aussi assoiffés que leurs bêtes !

Plus loin et plus haut dans la montagne, l’occupation humaine était omniprésente il y a un siècle, liée comme partout à l’élevage ovin. En témoignent encore de superbes hameaux et fermes du bout du monde, comme ceux du Lavigné ou de Haute Mihubi. Ils donnent encore à ce désert des “terres rouges” son poids émouvant d’humanité…