Questions pour un champion

Le verdict du GPS est d’une vérité et d’une précision sans contestation et sans appel possibles. Entre le 28 Mars et le 22 Mai 2017, l’auteur de ces lignes aura parcouru très exactement 2340 km, ce qui donne une vitesse moyenne de déplacement de 1,1 km/h. Un record dont je suis légitimement fier et qui s’avère d’ores et déjà difficile à battre…

Il le sera d’autant plus qu’il ne s’agissait au final que d’une interminable descente en pente douce (c’est l’un des nombreux avantages d’habiter en altitude, de pouvoir partir à vélo de chez soi, et d’avoir au retour un fils attentionné pour vous remonter en quatre roues jusqu’à votre perchoir). J’ai en effet gravi 32 110 mètres et dévalé 33 640 mètres, ce qui donne en moyenne une pente descendante de 1% environ sur l’ensemble du voyage : assez pour se laisser glisser pénardement sans la moindre fatigue, sans cependant user inconsidérément mes précieux patins de frein.

Même si ces données chiffrées prouvent indéniablement que l’auteur de ces lignes a l’étoffe d’un grand champion cycliste, restons modeste jusqu’au bout : je ne désespère pas de faire pire dans les années à venir et de battre encore de nouveaux records de lenteur et de paresse en cyclotourisme. Olé !

 

Et pourquoi tout ça ?

Et pourquoi tout ça ?

En premier lieu, c’est irréfutable : parce que ça me fait une belle jambe ! Regardez donc mes beaux attributs de bipède : l’arrondi du genou, les muscles de la cuisse, le galbe du mollet… Allez, avouez que vous êtes un peu jaloux…

Mais ce n’est pas tout ! Sans vouloir vous faire pâlir, sachez que j’ai fondu de plus de 6 kg au cours de ma modeste odyssée ibérique, offrant ainsi une preuve irréfutable que le « jamón ibérico « , plus sec et plus maigre, est le meilleur jambon cru du monde….

Enfin, inutile de bouder le petit bonheur narcissique de cultiver ainsi mon image de voyageur romantique. Car il n’y a pas que vous, amis de Facebook et autres dévoreurs de blogs, pour partager mes routes : mon fan-club le plus nombreux et le plus fidèle au cours de ce voyage fut incontestablement celui des huppes, ces oiseaux magnifiques qui, tout au long des routes d’Espagne, m’ont sans la moindre lassitude encouragé de leurs « houp, houp, houp ! (hourra !) ». Et je ne parle pas des chansons d’amour inlassablement entonnées en chœur par les grenouilles à chaque claire fontaine…

Après, entrent dans mes voyages un certain nombre de motivations et de recherches personnelles, parfois contradictoires, et plus ou moins avouables.

J’ai déjà évoqué le besoin, avec l’âge, de renouer avec mes origines, sans doute pour mieux saisir le sens de tout ce chemin de vie parcouru. Ce fut le Berry de ma mère et de ma tante, l’an dernier, au cours de ma traversée de la France, et ce fut l’Espagne de mon père, cette année. Avec, pour cette dernière, je l’ai déjà évoqué, ce besoin issu de mon histoire familiale personnelle de me ré-approprier un peu d’une identité espagnole qui m’a été si longtemps interdite et censurée. Il y a donc, en tous cas pour mes deux derniers voyages, le désir de jeter un regard en arrière et une quête personnelle d’identité.

Mais, paradoxalement, si je ne me sens jamais aussi bien, aussi léger et aussi heureux que lorsque je vagabonde, c’est justement parce que le nomade n’a pas de « chez lui », pas d’adresse, et donc plus d’identité véritable. Il n’en a plus besoin. Le caractère éphémère de son passage l’en dispense. Sa qualité de voyageur suffit à le définir. Le vagabond, lorsqu’il est « installé » dans le voyage en tant que mode de vie – cela exclut de fait toutes les courtes escapades dont notre mode de vie pressé est si friand – devient de fait citoyen du monde en même temps qu’un apatride sans racines et sans origines. C’est sans doute parce que jamais et nulle part je ne me suis senti vraiment parfaitement « chez moi » que j’aime tant cet état nomade indéfini. Même dans la vallée, celle ou je vis depuis 22 ans et que je ne quitterai plus pour ailleurs, je me sens parfois davantage « adopté » que vraiment « d’ici ». A contrario donc de toute recherche d’identité, mes voyages sont aussi porteurs de fuite vers un univers sans passé, sans attaches et sans autre futur que la perpétuation sans fin d’une vie nomade réduite au seul présent (en un mot, la liberté et la solitude extrêmes).

C’est ce qui, à chaque fois, me rend la perspective de la fin du voyage si insupportable. Plus les crêtes des Pyrénées se rapprochaient, plus j’avais envie de changer mon itinéraire pour m’inventer mille détours supplémentaires en Espagne, histoire de repousser dans le temps et l’espace la fin de mon vagabondage. Alors, la seule raison valable de rentrer se réfugie non pas tant dans l’émotion de retrouvailles attendries (sweet home, famille, amis chers), mais bien plutôt dans la poursuite d’un autre rêve, d’une autre fuite intemporelle et solitaire, de préférence vers des pays démesurés, sur des routes se perdant à l’horizon, bref vers le bout du monde.

Mais, derrière le rêve ultime du voyageur, atteindre Uschaia ou une autre fin du monde, que se cache-t-il donc ? L’envie de se perdre ou bien au contraire de se trouver ? Assumer sans fart l’infinie solitude qui est la nôtre ? Ou bien y puiser au contraire le désir lucide et assumé de revenir vers les autres ? N’accepter la vie que distillée par le filtre éphémère du voyage, comme si l’on ne recherchait que son essence pure (et volatile) ?

À toutes ces questions, je n’ai bien entendu aucune réponse. Mes seules certitudes, c’est d’une part que je repartirai dans quelques mois, et d’autre part que rien n’est jamais plus heureux qu’achever un voyage chez des amis chers. C’était le cas l’an dernier en Bretagne. Ce fut encore le cas cette année dans les Pyrénées. Et je peux affirmer qu’il n’est pas de palier de décompression plus efficace pour repasser en douceur du nomadisme a la vie sédentaire…

Merci donc infiniment à Sarah, Marco, Lilou (a Eup) et à Philippe, Joëlle et Maël (à Toulouse) pour leur hospitalité chaleureuse, point d’orgue plein de sensibilité à mon superbe périple espagnol.

Adiós España ! (les Pyrénées)

J’ai aperçu pour la première fois de façon fugace leur ligne blanche il y a déjà trois ou quatre jours, en émergeant de la plaine de l’Ebre. Mais ce n’était encore qu’une évocation vague et lointaine. Le lendemain, sur la route du col de Montllobar qui traverse d’Ouest en Est le Piémont catalan, il était devenu impossible de les ignorer : les Pyrénées étaient bien là, tirant sur l’horizon, parallèlement à ma route, le panache blanc de leurs cimes enneigées, et avec elles, c’était la fin de mon périple espagnol – traduisez de mon rêve, car qu’est-ce d’autre qu’un vrai voyage, sinon l’accomplissement d’un rêve ? Et j’étais un peu dans l’état d’esprit du navigateur solitaire qui voit un rivage se profiler au loin après des jours de haute mer: à la fois heureux de toucher au but tant espéré et en même temps déjà triste que l’aventure se termine…

Mais, comme notre Mercantour, les Pyrénées sont farouches, et ce n’est pas parce qu’on les aperçoit de loin qu’on peut vendre le jour même la peau de leur dernier ours.

Après avoir frôlé les cimes du regard sur les routes de crête du Piémont, il m’a fallu remonter pendant une journée entière et par son fond l’une des grandes vallées qui conduit au cœur du massif, celle de la Noguera Pallaresa. C’est une expérience laborieuse, mais intéressante, surtout à vélo, car elle permet de découvrir la succession des strates géologiques (falaises de grès, clues calcaires, puis enfin les schistes) et des étages de végétation (je suis passé de 350 à 1000 mètres d’altitude en restant en fond de vallée, tandis que les crêtes autour se hissaient de 1000 à plus de 2500 mètres). Ce sont des perceptions dont la vitesse de la voiture nous prive, nous le savons trop bien dans notre vallée du Var où l’on passe du niveau de la mer à la haute montagne en deux heures à peine de caisse à roulettes. En outre, à force d’avoir le nez en l’air sur mon clou, j’ai pu admirer les évolutions de grimpeurs dans les parois, celles de vautours qui attendaient la chute des précédents pour s’alimenter, et même un bel ermitage roman devenu invisible depuis que la nouvelle nationale trace tout droit dans un tunnel (heureusement interdit aux deux roues).

Arrivé pour de bon au pied de la chaîne frontière, je devais choisir. D’un côté, poursuivre comme tout le monde sur la route principale pour franchir le col de la Bonaigua (2072 mètres d’altitude quand même). De l’autre, poursuivre la remontée de la belle vallée de la Noguera Pallaresa, en sachant que cela signifiait au minimum vingt kilomètres de piste de montagne plus le risque de se retrouver au final dans un cul de sac, personne n’étant capable de m’assurer si le col terminal, bien que moins élevé, était ouvert ou non (mon hôte s’employant bien sûr à me convaincre que non). Dans ces conditions, je ne pouvais évidemment que choisir le second itinéraire.

J’avais en outre deux bonnes raisons de tenter l’aventure. En 1976, année de naissance de Caroline, ma fille aînée, j’avais pris courageusement la fuite devant mes nouvelles obligations paternelles, et j’étais parti musarder le long de la HRP ( Haute Randonnée Pyrénéenne). De cette randonnée, magnifique et difficile, je gardais depuis le souvenir ébloui d’une vallée espagnole verte et sauvage, de maisons abandonnées aux cheminées aragonaises monumentales, d’un village en ruine. Cette vallée était précisément celle de la Noguera Pallaresa… Quarante et un ans après, je ne pouvais donc qu’honorer le rendez-vous.

L’autre raison, c’est que je tenais absolument à achever mon voyage en beauté. J’en avais marre des motos, des camping-cars, des auberges rurales, des warmshowers qui ne répondent jamais à vos messages. J’avais envie de solitude, de camping sauvage, de piste cahotante, et sans doute de vérifier si je n’étais pas trop vieux pour tenter le Chili et la Patagonie.

Sur la quarantaine de kilomètres qu’aura signifié ce détour par la « carretera rural », j’ai trouvé tout ce que j’étais venu chercher. Une vallée totalement déserte dans l’éclat divin de sa splendeur printanière, une piste d’abord bien sage, puis qui s’est assez encanaillée pour pouvoir jouer aux osselets avec les vertèbres de votre serviteur et le forcer à faire de temps en temps, le souffle court et le palpitant emballé, un brin de mon sport préféré (la « poussette »), un bivouac de rêve bercé par d’inlassables chants d’oiseaux, sur un petit replat providentiel précédant le col (j’avais choisi de laisser le dessert final pour le lendemain matin).

Environné de beauté et de paix , je me suis recueilli en mémoire de ceux qui, dans des temps marqués par la haine, avaient avant moi parcouru cette vallée, et en hommage aussi à tous les réfugiés d’aujourd’hui. Ainsi, le 26 Mai 1938, les habitants (presque tous) d’Alos de Isil décidèrent de fuir collectivement, de nuit, l’arrivée des troupes franquistes dans le village (c’était encore une époque où la France accueillait de façon décente les réfugiés espagnols). Ils avaient de 3 à 73 ans…. Ainsi, de 1943 à 1944, les centaines de juifs qui fuyaient en sens inverse le nazisme et le régime de Vichy, et dont beaucoup trouvèrent un abri providentiel dans le sanctuaire de Montgarri, à leur arrivée en Espagne.

Le lendemain matin, il faisait très frais et grand beau. Toutes proches, les cimes enneigées des Encantats et de l’Aneto faisaient semblant de vouloir me fermer le passage du col. J’ai salué la source de la Noguera Pallaresa, lui disant au revoir, et juste un peu plus loin celles de la Garonne, lui disant bonjour. J’étais toujours en Espagne, mais j’avais franchi les Pyrénées. Je me suis laissé glisser lentement, comme à regret, vers le Val d’Aran.

A Vielha, j’ai versé une petite larme dans mon dernier « café con leche » trop sucré.
À la frontière, une pluie triste m’attendait.
Adiós, España !