J’ai aperçu pour la première fois de façon fugace leur ligne blanche il y a déjà trois ou quatre jours, en émergeant de la plaine de l’Ebre. Mais ce n’était encore qu’une évocation vague et lointaine. Le lendemain, sur la route du col de Montllobar qui traverse d’Ouest en Est le Piémont catalan, il était devenu impossible de les ignorer : les Pyrénées étaient bien là, tirant sur l’horizon, parallèlement à ma route, le panache blanc de leurs cimes enneigées, et avec elles, c’était la fin de mon périple espagnol – traduisez de mon rêve, car qu’est-ce d’autre qu’un vrai voyage, sinon l’accomplissement d’un rêve ? Et j’étais un peu dans l’état d’esprit du navigateur solitaire qui voit un rivage se profiler au loin après des jours de haute mer: à la fois heureux de toucher au but tant espéré et en même temps déjà triste que l’aventure se termine…

Mais, comme notre Mercantour, les Pyrénées sont farouches, et ce n’est pas parce qu’on les aperçoit de loin qu’on peut vendre le jour même la peau de leur dernier ours.
Après avoir frôlé les cimes du regard sur les routes de crête du Piémont, il m’a fallu remonter pendant une journée entière et par son fond l’une des grandes vallées qui conduit au cœur du massif, celle de la Noguera Pallaresa. C’est une expérience laborieuse, mais intéressante, surtout à vélo, car elle permet de découvrir la succession des strates géologiques (falaises de grès, clues calcaires, puis enfin les schistes) et des étages de végétation (je suis passé de 350 à 1000 mètres d’altitude en restant en fond de vallée, tandis que les crêtes autour se hissaient de 1000 à plus de 2500 mètres). Ce sont des perceptions dont la vitesse de la voiture nous prive, nous le savons trop bien dans notre vallée du Var où l’on passe du niveau de la mer à la haute montagne en deux heures à peine de caisse à roulettes. En outre, à force d’avoir le nez en l’air sur mon clou, j’ai pu admirer les évolutions de grimpeurs dans les parois, celles de vautours qui attendaient la chute des précédents pour s’alimenter, et même un bel ermitage roman devenu invisible depuis que la nouvelle nationale trace tout droit dans un tunnel (heureusement interdit aux deux roues).

Arrivé pour de bon au pied de la chaîne frontière, je devais choisir. D’un côté, poursuivre comme tout le monde sur la route principale pour franchir le col de la Bonaigua (2072 mètres d’altitude quand même). De l’autre, poursuivre la remontée de la belle vallée de la Noguera Pallaresa, en sachant que cela signifiait au minimum vingt kilomètres de piste de montagne plus le risque de se retrouver au final dans un cul de sac, personne n’étant capable de m’assurer si le col terminal, bien que moins élevé, était ouvert ou non (mon hôte s’employant bien sûr à me convaincre que non). Dans ces conditions, je ne pouvais évidemment que choisir le second itinéraire.

J’avais en outre deux bonnes raisons de tenter l’aventure. En 1976, année de naissance de Caroline, ma fille aînée, j’avais pris courageusement la fuite devant mes nouvelles obligations paternelles, et j’étais parti musarder le long de la HRP ( Haute Randonnée Pyrénéenne). De cette randonnée, magnifique et difficile, je gardais depuis le souvenir ébloui d’une vallée espagnole verte et sauvage, de maisons abandonnées aux cheminées aragonaises monumentales, d’un village en ruine. Cette vallée était précisément celle de la Noguera Pallaresa… Quarante et un ans après, je ne pouvais donc qu’honorer le rendez-vous.

L’autre raison, c’est que je tenais absolument à achever mon voyage en beauté. J’en avais marre des motos, des camping-cars, des auberges rurales, des warmshowers qui ne répondent jamais à vos messages. J’avais envie de solitude, de camping sauvage, de piste cahotante, et sans doute de vérifier si je n’étais pas trop vieux pour tenter le Chili et la Patagonie.

Sur la quarantaine de kilomètres qu’aura signifié ce détour par la « carretera rural », j’ai trouvé tout ce que j’étais venu chercher. Une vallée totalement déserte dans l’éclat divin de sa splendeur printanière, une piste d’abord bien sage, puis qui s’est assez encanaillée pour pouvoir jouer aux osselets avec les vertèbres de votre serviteur et le forcer à faire de temps en temps, le souffle court et le palpitant emballé, un brin de mon sport préféré (la « poussette »), un bivouac de rêve bercé par d’inlassables chants d’oiseaux, sur un petit replat providentiel précédant le col (j’avais choisi de laisser le dessert final pour le lendemain matin).
Environné de beauté et de paix , je me suis recueilli en mémoire de ceux qui, dans des temps marqués par la haine, avaient avant moi parcouru cette vallée, et en hommage aussi à tous les réfugiés d’aujourd’hui. Ainsi, le 26 Mai 1938, les habitants (presque tous) d’Alos de Isil décidèrent de fuir collectivement, de nuit, l’arrivée des troupes franquistes dans le village (c’était encore une époque où la France accueillait de façon décente les réfugiés espagnols). Ils avaient de 3 à 73 ans…. Ainsi, de 1943 à 1944, les centaines de juifs qui fuyaient en sens inverse le nazisme et le régime de Vichy, et dont beaucoup trouvèrent un abri providentiel dans le sanctuaire de Montgarri, à leur arrivée en Espagne.

Le lendemain matin, il faisait très frais et grand beau. Toutes proches, les cimes enneigées des Encantats et de l’Aneto faisaient semblant de vouloir me fermer le passage du col. J’ai salué la source de la Noguera Pallaresa, lui disant au revoir, et juste un peu plus loin celles de la Garonne, lui disant bonjour. J’étais toujours en Espagne, mais j’avais franchi les Pyrénées. Je me suis laissé glisser lentement, comme à regret, vers le Val d’Aran.

A Vielha, j’ai versé une petite larme dans mon dernier « café con leche » trop sucré.
À la frontière, une pluie triste m’attendait.
Adiós, España !
