La première étape de mon voyage consistait à me hisser à partir du niveau de la mer jusqu’aux portes des hauts-plateaux andins, c’est à dire jusqu’au bourg de Putre, perché à 3500 mètres d’altitude. Pour ce faire, j’avais le choix entre la route internationale pour la Bolivie, la plus directe mais la plus fréquentée (route nationale 11), et un itinéraire, plus long, mais totalement à l’écart du trafic et même du tourisme : la “Ruta del desierto”, appelée aussi “ El circuito de las misiones” (route A31). Ce choix m’avait été recommandé par mes amis et prédécesseurs de Cyclopedieblog, qui en avaient fait un compte-rendu si enthousiaste que sa lecture pouvait faire oublier qu’ils l’avaient parcouru ….dans l’autre sens. De toute façon, connaissant aussi bien ma ferveur religieuse que ma légendaire misanthropie, nul n’aurait osé espérer me voir résister aussi bien au « circuito de las misiones” qu’aux tentations du désert….
Lundi
Je tire ma révérence à Arica-Cola et je me lance de nouveau sur la Panaméricaine. L’embranchement de la route A31 se trouve en effet une vingtaine de kilomètres plus loin et 500 mètres de dénivelée plus haut. Mais si je suis heureux de quitter enfin la grand-route, ce n’est pas tant en raison du trafic routier, plutôt modéré, mais parce que ses abords ne sont, depuis la sortie de la ville, qu’un dépotoir sans fin. C’est seulement une fois lancé sur la solitude de ma route A31 que je me sens réellement engagé dans le désert. Un vrai désert : pas un hameau, pas une activité humaine, pas la moindre végétation, même épineuse, et… pas un point d’eau. Rien que de la terre craquelée, du sable, des tornades de poussière et la route qui fuit très loin devant en ligne droite. Je me rassure en me disant que je dois traverser Atacama seulement dans sa largeur, c’est à dire moins d’une centaine de kilomètres, et non dans toute sa longueur – plus d’un millier. Et puis, j’ai huit litres d’eau à bord de mon radeau à deux roues….
Le soir, parvenu au kilomètre 37 de la route 31, j’ai appris au moins une chose. Ce n’est pas parce que la route est droite qu’il faut forcer sur les pédales dans l’espoir d’avancer plus vite, et ceci d’autant plus lorsque l’étendue à traverser – qui semblait pourtant parfaitement horizontale – se révèle en réalité être un faux-plat aussi régulier qu’interminable, trompe-l’oeil redoutable, capable de vous hisser à 1400 mètres d’altitude dès le premier soir. Je m’écroule pour mon premier bivouac dans ce qui ressemble davantage à un creux poussiéreux qu’au vallonnement d’une dune. Je ne me sens pourtant pas seul : j’ai pour voisine une charmante et discrète petite salamandre à la peau claire.
Le coin n’est pourtant pas si calme : à peine ai-je monté ma tente que sans prévenir, un camion fou la traverse en cahotant : le désert me rappelle ainsi que je suis bien sur la grande faille sismique du Pacifique…
Mardi
Dans toute la journée – je prends encore 1000m d’altitude – je ne rencontrerai qu’un seul et unique point d’ombre : la tombe de la divine señora María Isabel (bénie soit-elle).
Mes réserves d’eau en prennent un coup et le dynamisme du cycliste, itou. Heureusement, les quelques rares véhicules que je rencontre s’arrêtent systématiquement et me ravitaillent en eau. Pour souligner mon état de déshydratation, puis-je avouer publiquement avoir goulûment lampé ce jour-là une demie bouteille de Coca-Cola, et ceci sans le moindre remords ? Le soir, il faut se rendre à l’évidence et trouver impérativement un point d’eau. Ce sera le minuscule village de Timar, blotti au fond d’une gorge. J’y gagnerai le gîte et le couvert chez l’habitant, au prix d’une descente de 200 mètres si raide que demain, je le sais, il faudra forcément pousser Rossinante pour la remonter… Peu importe, de toute façon : j’ai de l’eau !!!!
Mercredi
À partir de 2400m, la végétation réapparaît sous forme d’une herbe sèche. La vie aussi, très discrètement : un jeune renard traverse paisiblement la route. Je franchis mon soixante-huitième kilomètres sur la A31 aussi allègrement que mes soixante-huit balais me le permettent.
Je triomphe ensuite de mon premier 3000m à vélo. Celà ne cesse pas pour autant de monter. Le soir, je plante finalement ma tente à 3400m d’altitude et m’octroie une carte postale – coucher de soleil amplement méritée.
Jeudi
A 3500m, la route s’offre sur un plateau de belles lignes droites au relief mollement ondulé. Il fait beau et plus frais. Je me sens en forme. Je sais que l’interminable montée du désert d’Atacama est maintenant derrière moi, et que le parcours du piémont des Andes, qui m’attend, fait alterner montées et descentes sans qu’aucunes ne dépassent les 200 mètres de dénivelée. Bref, je me crois presque arrivé, et ceci tout en douceur…
Jusqu’au moment où le bitume s’éclipse sans prévenir, et où la route touristique se mue en une piste chaotique, alternant les pièges des pierres, des trous et du sable… Alors, les vingt-deux kilomètres qui paraissaient si courts le matin se transforment en une interminable partie d’osselets pour les vertèbres du malheureux cycliste sur le retour. C’est ma première initiation au célèbre « ripio »…
Heureusement, après trois jours de désert, le retour de l’eau et donc de la présence humaine vient atténuer la dureté du parcours. Chaque ruisseau enfante une oasis verdoyante plantée d’eucalyptus, où ondulent en glougloutant des canaux d’irrigation. Autant de petits villages, les fameuses «missions », au plan en damier, regroupées autour de leur place et de leur église.
Il n’empêche que cette courte étape aura été sans doute pour moi la plus épuisante. Il y a de quoi s’interroger sur la suite, lorsque j’aurai à pédaler sur ces pistes, mais à 4000m…
Vendredi
Heureusement, Belen, le village où j’ai fait halte pour la nuit, renoue avec le progrès, c’est à dire ici avec le bitume. Celà n’empêche pas cependant ma carcasse de gémir et de se plaindre des souffrances que je lui ai infligées la veille…
Aussi, arrivé au pied d’une longue remontée (jusqu’à 3600m d’altitude) et devant le mirage – en plein face au désert – d’une oasis luxuriante au centre de laquelle resplendissait l’azur d’une immense piscine, le dilemme n’a pas été long. J’ai immédiatement cédé à la tentation. Il se trouve que le miroir d’eau n’était pas la piscine de la terre promise, mais un bassin hydro-électrique. Mais peu importe, finalement : l’usine, du fait de son isolement, abritait une petite équipe de permanents, et offrait donc en conséquence tous les services d’hébergement et de restauration. En deux coups de fil, l’affaire fut réglée et ma demande d’asile acceptée (c’est quand même plus simple qu’en France, non ?). Je pus ainsi dormir tout l’après-midi tout en renforçant à peu de frais mes convictions écologistes privilégiant l’hydro-électricité sur le nucléaire (ah! ah!). Ainsi se termina la plus courte étape de cette semaine : sur deux oreilles et non sur deux roues !
Samedi
La caravane repart, se hisse sans problème jusqu’à l’altitude requise, redescend et parvient enfin au terme de la “ ruta del desierto “, c’est à dire à l’endroit précis où la route A31 rejoint l’artère internationale n° 11 reliant Arica à la Colombie. A cet instant, même si je l’ignore, il me reste 4 heures et une trentaine de kilomètres pour regretter à loisir cet itinéraire grandiose et surtout méconnu.
La route n°11 compte, elle, environ un camion toutes les 15 minutes. Pas ou peu de voitures, rien que des mastodontes de 45 tonnes s’élevant (ou descendant) à environ 15 kilomètres/heure en crachant de toutes leurs forces un nuage noir de gazole, propre à vous inoculer le cancer rien qu’en passant. La route n°11, sur cette portion, oscille perpétuellement entre 3400 et 3700m d’altitude, ce qui ne serait pas grand’chose si ses rampes n’affichaient pas des pourcentages toujours supérieurs à 10%. La route n°11 offre enfin un merveilleux panorama sur la cuvette où se niche le petit bourg de Putre. Ce point de vue, promesse d’une longue et douce descente finale vers le village, n’est encore qu’un ultime et perfide trompe-l’oeil : pour atteindre celui-ci, il faut encore s’envoyer 5 kilomètres et une petite remontée. Comme quoi Eiffel au lieu d’ériger une cathédrale à Arica, aurait mieux fait de jeter des ponts sur les rios de Putre…
Je suis enfin arrivé au terme de cette première étape. Seulement 210 kilomètres, mais 7800 mètres de dénivelée. Tout ça pour se retrouver au bout du monde…Et même ça, c’est très loin d’être gagné. La preuve ? Le seul autre client de la pension Kali à Putre, hier soir, c’était un autre Français…
Alors, courage, fuyons, camarades !