Le vélo est-il vraiment une thérapie ?
Je devais l’avouer tôt ou tard : ce qui, en réalité, a déterminé ce voyage en Amérique du Sud, ce sont les bons conseils de mon psy, lequel a considéré qu’après une vie aussi chaotique, pleine de multiples virages aussi fantasques qu’imprévisibles, il n’était cependant pas trop tard pour essayer de me remettre dans le droit chemin. Après les lignes droites du désert d’Atacama (45km), après celles du Salar d’Uyuni (63km), j’ai donc poursuivi ma thérapie existentielle du parcours évident, simple et rectiligne en attaquant, aussitôt passée la frontière bolivienne, le stade de la « Puna » argentine. Au terme de cette première étape, je pense pouvoir dire que je suis sur le chemin de la guérison : 72 kilomètres absolument plats dans un paysage réduit à deux lignes électriques, une voie ferrée, la route (n°9) et des kilomètres de clôture enfermant – seule variante – soit des lamas, soit des bovins, soit les deux. Pas un embranchement et pas une seule courbe. Un itinéraire qui exclut le moindre choix, la moindre distraction (sinon, un autocar lancé à fond risque de vous laminer) et le moindre doute. J’ai d’ailleurs bouclé la distance en 4h exactement, photos – forcément toujours semblables – comprises, ce qui en dit long sur mon état de sérénité enfin retrouvée…

Vous en voulez des preuves supplémentaires ? J’ai accepté avec fatalisme la halte obligatoire que m’imposaient les distances (le village suivant étant à 85km) dans un village, Abra Pampa, qui n’offre nul autre attrait que son implantation au beau milieu d’une ligne droite de la route n°9, en plein cœur de la « Puna ». J’y ai déniché une auberge improbable – il y en avait deux dans le village – aussi déglinguée, déclinante et déprimante que le fut, dans mon souvenir, La Promenade à Saint Gaultier dans la Creuse, lors de ma traversée de la France – et ce n’est pas peu dire. Le robinet de la douche m’est immédiatement tombé sur les orteils, et ce, en visant juste ! La fenêtre de la salle de bain ne ferme plus. La télévision murale s’accroche au mur avec l’aide de Sainte Rita, dans un sursaut vital que je sens aussi vain que désespéré. La Wifi reste un fantasme du même ordre que la Terre Promise ou le Paradis. Le ron-ron de l’armoire réfrigérée fait fonction dans l’établissement de sonorisation musicale. Le couple de gérants a disparu subrepticement, aussitôt le montant de la nuitée encaissé. Leur chien, aussi décati que l’hôtel, les a suivis. Il ne me restait plus qu’à siroter seul une bière de un litre et ne comptez pas sur moi pour en nourrir ce jour-là le moindre état d’âme… Cette première étape argentine ne fit en fait que corroborer une réalité : les parcours rectilignes, par l’ennui qu’ils génèrent, ne conduisent qu’à la déprime ou à l’assoupissement définitif.
Merci néanmoins d’avoir accordé toute votre attention à mon bulletin de santé…

De la « Puna » aux « Quebradas »
Le jour suivant, la route n°9 s’accorda heureusement plus de libertés avec cet absurde principe rectiligne du plus court chemin. Les montagnes, se rapprochèrent de nouveau, encadrant la belle vallée sinueuse du Rio Grande, et surtout elles se modelèrent et se colorèrent de façon étonnante. J’allais quitter la « Puna » et rentrer dans la région au relief déchiré et tourmenté des « Quebradas ». Au lieu d’être prisonnier d’un point de fuite où la route se fond une journée entière dans la monotonie de l’horizon, j’allais enfin pouvoir recommencer à loucher de ci, de là sur les bas-côtés, tout en essayant bien sûr de tenir ma droite. C’est un exercice assez délicat, mais, depuis mon départ, je ne me suis retrouvé qu’une seule fois dans le fossé avec mon vélo…

Je suis ainsi arrivé à Humahuaca en état de grâce, le contraire exactement de la veille à Abra Pampa. Il ne s’agissait pas cependant d’une simple question de ligne droite. Passer des steppes de la « Puna » au fond des vallées des « Quebradas » suppose également de renoncer à l’horizontale des hauts plateaux et d’oser s’abandonner aux plaisirs vertigineux de la pesanteur terrestre. Parti le matin de 3700m, j’étais le soir, pour la première fois depuis plus d’un mois, à moins de 3000m, après des kilomètres de longues descentes enivrantes. Le lendemain, Tilcara ne serait plus qu’à 2500m et le sur-lendemain, San Salvador, la capitale, m’attendait à seulement 1300m d’altitude…

Changement de milieu naturel et changement d’ambiance, donc. Me voici bien loin des déserts d’altitude de Bolivie et du Nord Chili. Suivre la route n° 9 et la vallée du Rio Grande, c’est un peu, toutes proportions gardées (ici, cela représente largement plus de 200 km), comme descendre la vallée du Var et la nationale 202 jusqu’à Nice. Dans un cas comme dans l’autre, les terres verdoyantes du fond de vallée, riches et irriguées, contrastent avec des versants raides, pelés et déchiquetés. C’est souvent très beau, mais plus on perd de l’altitude, et plus la circulation automobile se densifie, pour finir par accoucher, à une dizaine de kilomètres de San Salvador, d’une inévitable « pénétrante » autoroutière, bien évidemment interdite aux vélos… Comme dans la vallée du Var, les deux ressources de la région sont le maraîchage et le tourisme, ici bien plus développé d’ailleurs. A Humahuaca, où j’ai passé deux nuits, à Tilcara, à Purmamarca, des dizaines d’hôtels et d’auberges attendent leurs clients. Heureusement, ce n’est pas encore la saison (l’été, c’est à partir de Janvier) et j’ai souvent le privilège d’être le seul hôte ou presque. Il n’empêche que d’être perçu systématiquement comme un client auquel on doit pouvoir vendre quelque chose, cela change insensiblement le rapport avec les autres. Quelques jours vécus comme touriste suffisent à me donner la nostalgie du wilderness andin…

Pour être franc, ce qui m’a séduit le plus dans cette région, en dehors des paysages, ce n’est pas l’héritage des Incas (nous sommes malheureusement très loin du grandiose patrimoine péruvien ), ni l’architecture coloniale espagnole, mais l’art de la peinture murale (qu’on appèlerait ailleurs du « street art ») et qui semble une tradition très vivante dans les régions à forte population indienne. Je collectionne donc le long des routes et des villages les photos d’abris-bus, de ponts, de murs, de tous les lieux servant de support à cet art populaire. D’ailleurs, les abris-bus, que j’utilise pour casser la croûte peinardement à l’abri du vent ou du soleil, sont mes points de rencontre et de discussion préférés avec les gens du coin, souvent des jeunes, aussi curieux de moi que je ne le suis d’eux.

De San Salvador à Salta, une idylle qui finit bien
Tombé aussi bas en altitude, je m’attendais à une étape entre les deux capitales régionales, San Salvador et Salta, particulièrement pénible et insipide, du genre une centaine de bornes sur une route à quatre voies parfaitement horizontale et surchargée de trafic. Heureusement, la route n°9 n’avait pas fini de me surprendre…
Première découverte matinale, une fois sorti de la ville, le trafic se réduit progressivement à celui d’un Dimanche matin dans notre haute vallée. C’est dire que cela reste très supportable, et ceci d’autant plus que nous sommes le jour des élections nationales en Argentine, et que les gens d’ici ayant goûté sans limites aux plaisirs de la dictature, se déplacent à pied, à cheval, à vélo ou en bagnole pour aller voter (la participation sera supérieure à 80%). Cela ne fait qu’animer un peu les traversées de villages, notamment devant les bureaux de vote, et ceci pour mon plus grand plaisir.

Mais la vraie raison de la désaffection automobile pour cette section de la route n°9, je ne la découvrirai qu’au bout d’une trentaine de kilomètres, à un barrage de gendarmerie (ces postes de contrôle fixes sont ici assez fréquents). Loin d’être uniformément plat, le tracé de la route entre les deux villes traverse alors sur une cinquantaine de kilomètres une petite sierra volcanique peu élevée, mais très tourmentée. Il est donc aujourd’hui beaucoup plus rapide d’emprunter les autoroutes, contournant cette sierra par l’Est, et de toute façon, l’ancien tracé est devenu interdit aux camions et aux autobus – d’où le poste de contrôle. Cela conduit à ce petit miracle d’une ancienne route nationale reconvertie en itinéraire bucolique sur lequel les gens roulent en mode relax, et ceci d’autant plus qu’il leur faut partager la chaussée avec d’innombrables veaux, vaches, cochons, plus quelques poules pour la couvée. Cette route se faufile de vallons en vallons et ose même se donner de tortueux airs de montagne en franchissant un col à 1500m d’altitude. Noyée dans la végétation d’une forêt luxuriante, elle m’a fait penser par sa beauté toute simple à certaines petites routes des contreforts Cévenols. En tout cas, j’ai avalé la centaine de kilomètres séparant les deux villes comme une parenthèse inespérée… Ainsi ma première histoire d’amour avec une argentine se termina-t-elle par une happy end. Elle avait quand même duré près de 388 kilomètres, depuis la frontière bolivienne jusqu’à Salta. Mais, à vélo, quand on aime, on ne compte pas…