Et un raté de plus pour le petit Chaperon vert qui roulait sur ses 68…

Aucun cauchemar ou rêve prémonitoire n’avaient pourtant troublé ma dernière nuit à Salta, et si je me suis levé un peu plus tard que prévu, c’est uniquement par flemme, parce que je savais que les retrouvailles avec ma deux-roues promettaient d’être chaudes, le long de la fameuse Cuesta del Obispo.

Sortir du centre-ville a été normalement infernal et j’ai même trouvé plus loin, en banlieue, un semblant aléatoire de piste cyclable. La pénétrante urbaine s’est ensuite sagement transformée en une route nationale, la RN 68, comme s’y était engagé mon GPS. Il faisait frais et beau comme un jour de vrai printemps… Bref, tout me souriait comme prévu. Passé le vingtième kilomètre, estimant le danger urbain écarté, j’avais même relégué mon casque dans le coffre arrière.

J’aurais dû me douter cependant, avec un chiffre pareil, que cette route allait me faire ma fête en même temps qu’elle célébrait mon âge. Pourtant, je n’ai rien vu arriver. J’ai senti qu’un obus tiré par derrière me projetait à l’horizontale sur le bas-côté. J’ai vu la moto me passer devant et s’éclater dans la voiture en face. Après, j’étais simplement plié de douleur et tout sanguinolent, a côté de mon vélo, de mes sacoches et au milieu de mes appareils photo.

Mais j’étais conscient, preuve qu’une fois de plus je m’étais hélas lamentablement raté.

Ensuite, tout s’est enchaîné très vite,
Un club de cyclistes – incroyable, non ? – qui passait en voiture m’a administré les premiers soins avec leur trousse de secours.
Les flics et les ambulanciers sont arrivés derrière.
Les premiers récupérèrent ma Rossinante en lambeaux et les seconds son propriétaire dans le même état ou presque.
Je fus transporté illico au centre de santé le plus proche et ausculté sous toutes les coutures, sans négliger la prise de sang pour vérifier si j’avais bien bu mon verre de lait ce matin-là. Le directeur de l’office du tourisme et son assistante vinrent même gracieusement me proposer leur aide…
L’épisode suivant, au commissariat du bourg, n’eut rien à envier – question bureaucratie et kilomètres d’imprimés, à la gendarmerie de Guillaumes. A un détail près, mais il est de taille : tous les gens en uniforme y étaient super courtois et affables… La professeur d’Anglais du collège fut même réquisitionnée pour jouer les interprètes non assermentée, mais charmante.
Il apparut que l’expert chargé d’évaluer les dégâts (vélo, moto et voiture) ne pourrait venir que le lendemain.
On m’embarqua de nouveau pour me dénicher une chambre, puis un restaurant ouvert.
C’est qu’avec tout ça, il était presque 15h et chacun sait que rester vivant et faire du vélo – même sur 25 kilomètres, ça finit par creuser…
Me voici donc jusqu’à demain en résidence forcée chez l’habitant (adorable) dans un petit bourg, La Merced, situé dans la plaine, à seulement 25 km de Salta. Précisons qu’il n’y a pas d’internet et que mon téléphone mobile ne fonctionne plus bien.
A défaut de mort, j’avais rêvé d’une vie plus douce…. Bon, ceci dit, j’ai amélioré à 68 balais mon record de vol plané de plus de 8 mètres : on ne peut pas non plus tout avoir…

Merci d’avoir accordé toute votre attention à ce second bulletin de santé…

PS : le motocycliste et l’automobiliste n’ont heureusement absolument rien, même plus de moto et de bagnole…

 

 

De la Bolivie jusqu’à Salta, les métamorphoses de la route n°9

Le vélo est-il vraiment une thérapie ?

Je devais l’avouer tôt ou tard : ce qui, en réalité, a déterminé ce voyage en Amérique du Sud, ce sont les bons conseils de mon psy, lequel a considéré qu’après une vie aussi chaotique, pleine de multiples virages aussi fantasques qu’imprévisibles, il n’était cependant pas trop tard pour essayer de me remettre dans le droit chemin. Après les lignes droites du désert d’Atacama (45km), après celles du Salar d’Uyuni (63km), j’ai donc poursuivi ma thérapie existentielle du parcours évident, simple et rectiligne en attaquant, aussitôt passée la frontière bolivienne, le stade de la « Puna » argentine. Au terme de cette première étape, je pense pouvoir dire que je suis sur le chemin de la guérison : 72 kilomètres absolument plats dans un paysage réduit à deux lignes électriques, une voie ferrée, la route (n°9) et des kilomètres de clôture enfermant – seule variante – soit des lamas, soit des bovins, soit les deux. Pas un embranchement et pas une seule courbe. Un itinéraire qui exclut le moindre choix, la moindre distraction (sinon, un autocar lancé à fond risque de vous laminer) et le moindre doute. J’ai d’ailleurs bouclé la distance en 4h exactement, photos – forcément toujours semblables – comprises, ce qui en dit long sur mon état de sérénité enfin retrouvée…

Vous en voulez des preuves supplémentaires ? J’ai accepté avec fatalisme la halte obligatoire que m’imposaient les distances (le village suivant étant à 85km) dans un village, Abra Pampa, qui n’offre nul autre attrait que son implantation au beau milieu d’une ligne droite de la route n°9, en plein cœur de la « Puna ». J’y ai déniché une auberge improbable – il y en avait deux dans le village – aussi déglinguée, déclinante et déprimante que le fut, dans mon souvenir, La Promenade à Saint Gaultier dans la Creuse, lors de ma traversée de la France – et ce n’est pas peu dire. Le robinet de la douche m’est immédiatement tombé sur les orteils, et ce, en visant juste ! La fenêtre de la salle de bain ne ferme plus. La télévision murale s’accroche au mur avec l’aide de Sainte Rita, dans un sursaut vital que je sens aussi vain que désespéré. La Wifi reste un fantasme du même ordre que la Terre Promise ou le Paradis. Le ron-ron de l’armoire réfrigérée fait fonction dans l’établissement de sonorisation musicale. Le couple de gérants a disparu subrepticement, aussitôt le montant de la nuitée encaissé. Leur chien, aussi décati que l’hôtel, les a suivis. Il ne me restait plus qu’à siroter seul une bière de un litre et ne comptez pas sur moi pour en nourrir ce jour-là le moindre état d’âme… Cette première étape argentine ne fit en fait que corroborer une réalité : les parcours rectilignes, par l’ennui qu’ils génèrent, ne conduisent qu’à la déprime ou à l’assoupissement définitif.

Merci néanmoins d’avoir accordé toute votre attention à mon bulletin de santé…

De la « Puna » aux « Quebradas »

Le jour suivant, la route n°9 s’accorda heureusement plus de libertés avec cet absurde principe rectiligne du plus court chemin. Les montagnes, se rapprochèrent de nouveau, encadrant la belle vallée sinueuse du Rio Grande, et surtout elles se modelèrent et se colorèrent de façon étonnante. J’allais quitter la « Puna » et rentrer dans la région au relief déchiré et tourmenté des « Quebradas ». Au lieu d’être prisonnier d’un point de fuite où la route se fond une journée entière dans la monotonie de l’horizon, j’allais enfin pouvoir recommencer à loucher de ci, de là sur les bas-côtés, tout en essayant bien sûr de tenir ma droite. C’est un exercice assez délicat, mais, depuis mon départ, je ne me suis retrouvé qu’une seule fois dans le fossé avec mon vélo…

Je suis ainsi arrivé à Humahuaca en état de grâce, le contraire exactement de la veille à Abra Pampa. Il ne s’agissait pas cependant d’une simple question de ligne droite. Passer des steppes de la « Puna » au fond des vallées des « Quebradas » suppose également de renoncer à l’horizontale des hauts plateaux et d’oser s’abandonner aux plaisirs vertigineux de la pesanteur terrestre. Parti le matin de 3700m, j’étais le soir, pour la première fois depuis plus d’un mois, à moins de 3000m, après des kilomètres de longues descentes enivrantes. Le lendemain, Tilcara ne serait plus qu’à 2500m et le sur-lendemain, San Salvador, la capitale, m’attendait à seulement 1300m d’altitude…

 

Changement de milieu naturel et changement d’ambiance, donc. Me voici bien loin des déserts d’altitude de Bolivie et du Nord Chili. Suivre la route n° 9 et la vallée du Rio Grande, c’est un peu, toutes proportions gardées (ici, cela représente largement plus de 200 km), comme descendre la vallée du Var et la nationale 202 jusqu’à Nice. Dans un cas comme dans l’autre, les terres verdoyantes du fond de vallée, riches et irriguées, contrastent avec des versants raides, pelés et déchiquetés. C’est souvent très beau, mais plus on perd de l’altitude, et plus la circulation automobile se densifie, pour finir par accoucher, à une dizaine de kilomètres de San Salvador, d’une inévitable « pénétrante » autoroutière, bien évidemment interdite aux vélos… Comme dans la vallée du Var, les deux ressources de la région sont le maraîchage et le tourisme, ici bien plus développé d’ailleurs. A Humahuaca, où j’ai passé deux nuits, à Tilcara, à Purmamarca, des dizaines d’hôtels et d’auberges attendent leurs clients. Heureusement, ce n’est pas encore la saison (l’été, c’est à partir de Janvier) et j’ai souvent le privilège d’être le seul hôte ou presque. Il n’empêche que d’être perçu systématiquement comme un client auquel on doit pouvoir vendre quelque chose, cela change insensiblement le rapport avec les autres. Quelques jours vécus comme touriste suffisent à me donner la nostalgie du wilderness andin…

Pour être franc, ce qui m’a séduit le plus dans cette région, en dehors des paysages, ce n’est pas l’héritage des Incas (nous sommes malheureusement très loin du grandiose patrimoine péruvien ), ni l’architecture coloniale espagnole, mais l’art de la peinture murale (qu’on appèlerait ailleurs du « street art ») et qui semble une tradition très vivante dans les régions à forte population indienne. Je collectionne donc le long des routes et des villages les photos d’abris-bus, de ponts, de murs, de tous les lieux servant de support à cet art populaire. D’ailleurs, les abris-bus, que j’utilise pour casser la croûte peinardement à l’abri du vent ou du soleil, sont mes points de rencontre et de discussion préférés avec les gens du coin, souvent des jeunes, aussi curieux de moi que je ne le suis d’eux.

De San Salvador à Salta, une idylle qui finit bien

Tombé aussi bas en altitude, je m’attendais à une étape entre les deux capitales régionales, San Salvador et Salta, particulièrement pénible et insipide, du genre une centaine de bornes sur une route à quatre voies parfaitement horizontale et surchargée de trafic. Heureusement, la route n°9 n’avait pas fini de me surprendre…

Première découverte matinale, une fois sorti de la ville, le trafic se réduit progressivement à celui d’un Dimanche matin dans notre haute vallée. C’est dire que cela reste très supportable, et ceci d’autant plus que nous sommes le jour des élections nationales en Argentine, et que les gens d’ici ayant goûté sans limites aux plaisirs de la dictature, se déplacent à pied, à cheval, à vélo ou en bagnole pour aller voter (la participation sera supérieure à 80%). Cela ne fait qu’animer un peu les traversées de villages, notamment devant les bureaux de vote, et ceci pour mon plus grand plaisir.

Mais la vraie raison de la désaffection automobile pour cette section de la route n°9, je ne la découvrirai qu’au bout d’une trentaine de kilomètres, à un barrage de gendarmerie (ces postes de contrôle fixes sont ici assez fréquents). Loin d’être uniformément plat, le tracé de la route entre les deux villes traverse alors sur une cinquantaine de kilomètres une petite sierra volcanique peu élevée, mais très tourmentée. Il est donc aujourd’hui beaucoup plus rapide d’emprunter les autoroutes, contournant cette sierra par l’Est, et de toute façon, l’ancien tracé est devenu interdit aux camions et aux autobus – d’où le poste de contrôle. Cela conduit à ce petit miracle d’une ancienne route nationale reconvertie en itinéraire bucolique sur lequel les gens roulent en mode relax, et ceci d’autant plus qu’il leur faut partager la chaussée avec d’innombrables veaux, vaches, cochons, plus quelques poules pour la couvée. Cette route se faufile de vallons en vallons et ose même se donner de tortueux airs de montagne en franchissant un col à 1500m d’altitude. Noyée dans la végétation d’une forêt luxuriante, elle m’a fait penser par sa beauté toute simple à certaines petites routes des contreforts Cévenols. En tout cas, j’ai avalé la centaine de kilomètres séparant les deux villes comme une parenthèse inespérée… Ainsi ma première histoire d’amour avec une argentine se termina-t-elle par une happy end. Elle avait quand même duré près de 388 kilomètres, depuis la frontière bolivienne jusqu’à Salta. Mais, à vélo, quand on aime, on ne compte pas…

 

Uyuni – Tupiza – La Quiaca : la route vers l’Argentine

À chaque fois qu’un voyageur se pose quelque part, s’arracher au confort et à la sérénité de la halte pour retrouver la route et ses inconnues demande un effort. Ce fut plus que jamais le cas pour moi à Uyuni, car j’y laissais derrière moi deux rencontres fortes et chaleureuses, de celles qui marquent un voyage. C’est pourquoi, avant de reprendre mon chemin solitaire, je voudrais leur rendre hommage et leur dire combien les quelques jours passés avec eux m’auront été précieux.

D’abord la famille des Ribouldingues à vélo (alias les Geray-Guyot, « Aime ta terre » sur Facebook). Je me suis tout de suite senti à l’aise avec toute la tribu, notamment en ce qui concerne leurs rapports avec leurs gosses. Une nuit en refuge, une demi-journée en vélo sur le Salar, des pizzas partagées un soir, quelques courses le lendemain sur le marché et une après-midi d’escalade sur les squelettes du cimetière de locomotives, celà suffit avec des personnalités comme les leurs pour fonder une amitié. J’aime chez eux cette folie douce qui les rend capables de vivre leurs rêves à fond et pour de vrai, avec le mélange quotidien d’utopie et de réalisme que cela implique (la tête dans les nuages mais les pieds bien par terre). Peu de gens en sont capables. Nous nous reverrons, j’en suis sûr…

Ensuite, connaissez-vous une auberge – en France ou ailleurs – dont la patronne vous offre un jus d’orange à votre arrivée, puis refuse de vous faire payer la lessive de votre linge, dont le patron, en guise de bonjour, vous offre subrepticement un beau matin un CD des groupes locaux, et dont tous les deux, au moment du départ, se plient en souriant au cérémonial des photos souvenirs ? Leur hospedaje est un peu à l’écart du centre-ville. Il brille plus par la fraîcheur et la gaité de sa décoration que par son confort ou le charme de son architecture. Mais aucun autre établissement de la ville ne peut rivaliser ni avec leurs petits-déjeuners, ni surtout avec leur gentillesse, leur disponibilité et leur générosité. Ah ! J’allais oublier : leur pension porte le joli nom de Quinua Dorada (le Quinoa Doré). C’est à croquer, non ? Nous ne nous reverrons sans doute pas. Mais je vous garderai toujours comme un exemple au fond de mon cœur, vous qui m’avez reçu, parce que seul et à vélo, comme si j’étais vraiment un ami ou un membre de votre famille.

Dire au revoir à Uyuni ne fut donc pas facile. D’autant qu’à la différence de la plupart des guides, j’ai trouvé cette ville infiniment plus vivante, plus attachante et surtout plus authentique que San Pedro de Atacama. Certes, comme la plupart des villes ici, c’est du brut de décoffrage et la petite cité – telle un immense chantier de constructions anarchiques – manque assurément de la douceur et du charme rétro-hippie de sa concurrente chilienne. Mais le tourisme n’y est qu’un élément d’activité parmi d’autres et Uyuni joue réellement son rôle de chef-lieu d’un arrière-pays rural bien vivant. On y vend sur son marché des produits agricoles locaux (pour moi, ce sera carottes, tomates et fromage) quand celui de San Pedro n’offre plus que de l’artisanat et des souvenirs…

Heureusement, la route qui relie vers le Sud Uyuni à Tupiza (200km) est entièrement asphaltée de frais et débute par un plat long de plusieurs dizaines de kilomètres. Celà facilite la reprise… et, en prime, personne ou en tout cas, très peu de monde (youpee !). Tout autour – nous sommes à 3700m d’altitude – c’est la limite entre le désert (il y a même des dunes de sable, où des lamas jouent les dromadaires) et l’altiplano avec sa végétation sèche et rase.

Je pédale donc allègrement lorsque j’aperçois, sur une piste parallèle à la route un 4×4 manifestement ensablé. Hélas pour moi, ce n’est pas un bourgeois de la Prom’ s’encanaillant à jouer en Range Rover les aventuriers de l’Arche perdue, mais un modèle anti-diluvien de Toyota avec son couple de paysans du crû. Je ne peux donc décemment que les aider. Nous voici donc en train de pelleter du sable et de hisser périlleusement les roues arrière à l’aide du cric, afin de glisser délicatement dessous des pierres et des branchages. Nos efforts communs durent déjà depuis largement plus d’une demi-heure quand un minibus s’arrête sur la route. En descendent une dizaine de gros bras, suffisamment larges et trapus pour calmer une demie brigade de nos CRS. Là, évidemment, je ne peux plus faire, avec mes petits mollets de cycliste, que de la figuration. L’affaire est expédiée en quelques minutes et trois coups de « hisse-et-ho ». Il n’empêche que me voici soudain traité en héros, moi le petit cyclotouriste français, simplement parce qu’un gringo à vélo – et donc forcément un peu fêlé – s’est arrêté pour aider l’un des leurs . À défaut de champagne, ils m’offrent deux litres d’eau potable – un vrai trésor d’ailleurs sur cette ruta del desierto…

Mais ce n’est pas la seule surprise que me réservait cette route vers l’Argentine ! Je pourrais parler des deux pré-ados juchés sur des vélos brinquebalants qui partagèrent mon pique-nique et me firent un bout de conduite, d’autant plus volontiers qu’ils pouvaient allègrement caracoler autour de mon poids-lourd surchargé.

Je pourrais aussi mentionner le fait qu’après 65km sans histoires et sans reliefs, la route se transforma peu à peu en un immense chantier, avec les innombrables déviations en terre et en sable que cela impliquait. Celà me valut de descendre sur une piste chaotique la superbe vallée du Rio Chocaya, cousin colombien par sa couleur du Rio Tinto andalou. Celà me valut aussi de terminer cette première et longue étape vers l’Argentine par une réjouissante séquence de poussette. Celà m’acheva physiquement, mais me permit de dénicher au-dessus d’Atocha un superbe emplacement de bivouac avec vue imprenable.

Heureusement, je ne pouvais, ce soir-là, savoir que l’étape suivante, jusqu’à Tupiza, serait infiniment pire… Peu après, en effet, l’altiplano et ses grandes étendues monotones cèdent la place à un relief beaucoup plus morcelé et tourmenté. La route s’élève jusqu’à 4200m, avant de plonger vertigineusement au creux d’un profond ravin. Une fois, deux fois, trois fois. C’est magnifique, mais d’autant plus éreintant que les deux tiers environ de l’étape se dérouleront sur d’infernales déviations en terre accompagnées de multiples traversées à gué. Ma progression sera si lente que je me suis retrouvé pris par la nuit sur l’une de ces pistes, à une dizaine de kilomètres encore de Tupiza. Camions et voitures, plus nombreux près de la ville, soulèvent des flots de poussière qui, dans la lumière de leurs phares, rendent la visibilité quasi nulle. Et, cerise sur le gâteau, la route se remet à monter…

Tesson a bien décrit dans l’un de ses bouquins – il parlait, lui, d’un interminable vent de face – ce qui mute alors curieusement en nous. L’épuisement et la souffrance s’effacent mystérieusement, éclipsés par une sorte de rage vitale qui nous fait puiser de nouvelles forces comme au-delà de nous-mêmes. J’avais beaucoup peiné au cours des dernières longues montées de l’après-midi – plus de 1200m de dénivelée et 90 km depuis le matin -, mais je me suis mis à avaler cette dernière côte cent mètres par cent mètres, dans la nuit noire, obligé de m’arrêter après chaque camion, pour attendre que la poussière ne retombe et que mon parcimonieux lumignon n’éclaire un peu le bord de la piste. La rage m’a propulsé jusqu’au sommet de la côte et la chance m’a ensuite accompagné dans la descente. J’ai d’abord pu suivre jusqu’à l’entrée de la ville un énorme camion grue qui descendait prudemment en première, donc à ma vitesse, et qui m’éclairait la route (mais lui n’avait pas de feux arrière !). Parvenu dans les faubourgs de Tupiza, sans bien sûr le moindre panneau indicateur et sans éclairage public, j’étais penché sur mon GPS et mon téléphone mobile (maps.me) quand mon salut – improbable – vint d’un brave chauffeur de taxi qui me remit sur le droit chemin (m’accompagnant même pour vérifier que j’avais bien pigé) . Il faut dire qu’à Tupiza, les taxis sont très nombreux – la ville est étendue et les transports en commun inexistants – mais les cyclotouristes sont très rares, et, de nuit, probablement davantage encore que les Ovnis… C’est ainsi qu’après plus de cent kilomètres dont soixante au moins de déviations aussi calaminées que calamiteuses, je poussai enfin la porte de mon hostal. Il était vingt heures passées et j’avais démarré cette étape à huit heures du matin… Je vous le redis : ici, prévoir un itinéraire, c’est simplement émettre un vœu. Et puis, un dernier conseil : venez faire cette route – magnifique – d’ici deux ans. Les travaux seront terminés et vous roulerez sur un vrai billard (à péage, car rien n’arrête le profit ).

Même si ma dernière étape bolivienne fut plus paisible, voire presque ennuyeuse (du bitume tout du long, pas un seul chantier et pas une déviation ! ), elle me réserva tout de même son petit imprévu, puisqu’à la sortie de Tupiza, mon élan matinal se heurta à un barrage routier, manifestation populaire spontanée contre la pénurie et les dysfonctionnements du service des eaux. J’assurai les manifestants du soutien unanime de la nation Française et on laissa donc son éminent représentant à vélo franchir le barrage…. avec le privilège de rouler ensuite sur une route déserte ! Ma seule et dernière rencontre bolivienne de la journée eut lieu dans le cadre providentiel d’un abribus choisi pour protéger mon pique-nique des nuées menaçantes : celle d’un jeune qui attendait avec fatalisme depuis le matin une place libre dans l’un des rares minibus en circulation et qui considérait comme une aubaine inespérée – en cette journée déjà gâchée pour lui – de pouvoir tailler une bavette avec un étranger aussi bizarre.