Las Dientes de Navarino : un goût de wilderness

Je ne vais pas donner dans le dithyrambique, en disant que c’est le plus beau trekking du monde, et pas davantage dans l’héroïque en affirmant que c’est l’un des plus difficiles que j’ai jamais arpentés. Je dirai seulement que cette randonnée a le vrai goût du wilderness, et que la parcourir en solitaire a donné à la perception de ce côté sauvage une acuité d’autant plus forte.

Ce qui fait la difficulté de ce petit circuit de quatre jours, ce ne sont ni l’altitude, ni les dénivelées (même si l’on part du niveau de la mer, le parcours ne dépasse pas les 800m d’altitude et se déroule à une altitude moyenne de 500m). Deux éléments naturels viennent heureusement pimenter ce qui serait sinon une aimable promenade de santé pour sexagénaires encore un rien alertes.

Le premier – nous sommes tout de même à l’extrême Sud de la Patagonie -, ce sont les caprices de la météo. J’ai eu la chance de parcourir le circuit non seulement en été – c’est le seul moment où il est vraiment fréquentable -, mais par beau temps. Seule la dernière nuit m’a donné un avant-goût du tour que peuvent prendre les conditions dans le cas contraire : pluie glaciale, rafales de vent rageuses et perte de visibilité ( la nuit, peut m’importait, mais de jour, cela peut devenir un problème majeur). Et ce n’était là qu’un petit grain passager! Rien à voir avec une vraie tempête australe… Il n’empêche que sur le moment, toujours très terre à ciel, j’ai prié avec ferveur Saint Eole et Sainte Rita de ne pas transformer ma petite tente en ballon non dirigeable…

L’autre donnée qui vient donner son grain de sel à ce trek, c’est tout simplement le terrain où il se déroule. La première étape est de ce point de vue assez trompeuse. Certes, le sentier monte un peu trop droit dans la forêt au lieu de dérouler paisiblement quelques lacets. Certes, il faut bien enjamber ou contourner quelques troncs d’arbres jetés en travers (et même une carcasse de vache). Certes, la traversée du grand plateau pierreux où flotte vaniteusement le drapeau chilien pourrait s’avérer incertaine d’orientation par mauvais temps. Et puis la longue traversée à flanc qui suit n’a rien à voir, question tenue de pied, avec les autoroutes pédestres confortables et rassurantes de Vanoise ou du Mercantour. Mais enfin, la trace est là, la vue est belle, les lacs sont au rendez-vous et le balisage est parfait. De quoi vous faire oublier les bretelles sadiques d’un sac-à-dos chargé de quatre à cinq jours de nourriture…

Tout cela n’est cependant qu’un rond de jambe illusoire, ce qui n’est d’aucune utilité pour un trekking. Le beau balisage rouge et blanc disparaît sans préavis au beau milieu de la seconde étape. Commence alors ce qui constituera l’ordinaire du randonneur pour la suite, laquelle se faufile entre les aiguilles (Las Dientes) et des dizaines de lacs, le long de vallons glaciaires si larges qu’on pourrait presque les prendre pour un seul immense plateau.

A partir de ce moment, le cheminement fait en effet alterner trois types de terrains différents. Tout d’abord, des pierriers interminables, où le jeu, subtil, consiste à discerner les vrais cairns d’un vulgaire empilement de blocs. Ensuite, des zones humides, style tourbières, où il convient de ne pas s’enliser sans cependant perdre la trace laissée par les empreintes boueuses de vos prédécesseurs. Pour (se) finir, restent les passages en forêt. Pour varier les plaisirs, ils sont de deux sortes. Soit il s’agit d’arbustes dont le bois est si dur et résistant qu’ils constituent une barrière quasi-infranchissable. Mieux vaut les contourner que chercher à les traverser… Soit ce sont véritablement des arbres, mais ils déploient alors des réseaux tortueux de bois morts, de branches et de racines tels que les traces s’y perdent invariablement. Sans visibilité, il ne vous reste plus alors qu’à sortir votre précieux GPS, et même avec son aide, la navigation peut vite s’avérer pénible et laborieuse, dès lors que vous vous êtes laissés aller à quelques écarts de conduite….

En résumé, c’est exactement ça, le wilderness. L’immensité sauvage tout autour de vous ( sur l’île de Navarino, il n’y a en tout et pour tout qu’un village et un hameau de pêcheurs, aussi inaccessibles à pied l’un que l’autre ). Le sentiment d’être un intrus – minuscule et vulnérable – égaré au sein d’une nature hostile, impression largement accentuée par la solitude. Je n’ai rencontré en 3 jours que deux couples de trekkeurs. Et l’un d’entre eux, perdu dans les arbres depuis déjà quelques heures, était plutôt content de me voir !!! On comprend mieux, en tout cas, pourquoi, depuis les origines, la vie dans ces régions s’est réfugiée le long du littoral, la mer s’avérant finalement un milieu moins rude que les montagnes.

Mais quel bonheur, me direz-vous, peut-on bien tirer de ce genre d’aventure ? Outre la beauté – captée, je l’espère, à travers mes photos -, une sorte d’intensité inhabituelle dans le retour au sauvage. La tension de l’appréhension, d’abord, celle de se perdre, celle de tomber, celle d’être absolument seul. Et, en même temps, la sensation d’une grande sérénité, celle d’être comme rarement en osmose parfaite avec la nature, le fait de se sentir aussi à l’aise qu’un grand prédateur sur son territoire. Finalement, le plaisir du wilderness, ce n’est jamais rien d’autre que réveiller le sauvage qui sommeille au fond de nous (attention, mesdames ! Ah, ah !)… D’ailleurs, à la fin du trek, j’en étais à dévorer allègrement des tranches de jambon fourrées au muesli et aux corn-flakes. C’est dire…

Puerto Williams : la vraie (et sublime) « Fin del Mundo »

N’en déplaise à mes copains cyclistes et à tous les voyageurs, toujours considérer  Ushuaia comme « El fin del Mundo » est aussi «has been” que prendre son promoteur, Nicolas Nulot, pour l’incarnation de l’écologie. Tous les deux ont hélas cédé depuis longtemps aux tentations de la notoriété, de l’argent, et de la sur-consommation. La vraie fin du monde s’en trouve aujourd’hui discrètement repoussée à quelques encablures au Sud, sur l’île chilienne de Navarino, dont la capitale – et d’ailleurs le seul vrai village -, Puerto Williams, compte à peine plus de deux mille habitants.

Évidemment, tout a été fait pour que cette translation passe la plus inaperçue possible. C’est qu’il ne s’agit pas, pour Ushuaia, de renoncer au mythe fondateur de sa prospérité touristique, celui de la « Fin del Mundo », comme celui du terme de la route argentine RN 3.

Première dissuasion : un seul (petit) bateau par jour relie Ushuaia à Puerto Williams, ou plutôt, d’ailleurs, à Puerto Navarino, un simple appontement situé juste en face. Si la traversée en bateau s’en trouve ramenée à une quarantaine de minutes à peine, le prix du billet et de la taxe portuaire doivent en faire le trajet maritime le plus cher au mille nautique de toute l’Amérique du Sud (120 dollars US). De quoi dissuader les Argentins et nombre d’autres touristes de vouloir céder aux tentations de l’exotisme chilien… Il est bien plus raisonnable – financièrement et bureaucratiquement – d´aller rendre visite aux plus proches pingouins argentins.

Le jour où j’embarque, il y a néanmoins affluence. Rendez-vous compte: trois cyclistes et une trentaine de passagers, le même jour ! Il faudra même affréter deux embarcations – le bateau habituel et un autre plus petit – pour transporter tout notre petit monde. A noter qu’à bord, l’ambiance change immédiatement. C’est simple : je suis le seul touriste étranger. Tous les autres, les deux cyclistes inclus, sont chiliens. Et c’est comme une grande famille qui se retrouve et m’admet en son sein, moi, le Français à vélo, avec gentillesse et curiosité… Tout le monde me parle. Une famille m’a pris sous sa protection. Je ne vois rien de la traversée, mais quelque chose me dit que je suis déjà ailleurs, et que j’y serai plus heureux qu’à Uschuaia….

Puerto Navarino. Une simple passerelle, ce qui rend le débarquement des vélos un peu délicat. Nous sommes à 56 kilomètres de Puerto Williams et nous attendons l’arrivée du bus acheminant les voyageurs qui, en sens inverse, vont se rendre en Argentine. Cela nous laisse tout le temps de poser pour des prises de photo réciproques et bon enfant. L’autocar arrive enfin. Mais, vue l’affluence du jour et nos trois vélos, un pick-up supplémentaire a été affrété. Nous y ficelons tant bien que mal nos bécanes et nos bagages. Tout cela demande évidemment un peu de temps. Tout le monde est installé dans le car et nous attend. Mais pas le moindre signe d’impatience. Il n’y a pas vraiment d’horaires, de toute façon, et ça papote donc à tout va, paisiblement…

Ensuite, ce fut le choc. Il ne s’agit pas d’accident, rassurez-vous (sur plus de 50 kilomètres, nous ne croiserons que deux autres véhicules). Seulement d’une heure d’émerveillement absolu. La petite route, à peine plus large qu’un simple chemin de terre, se faufile dans la forêt patagonienne, épousant le relief et les courbes de la côte, s’ouvrant à chaque crique largement sur la mer. Pas un village, pas une hacienda, juste un enchantement sauvage…

Le lendemain, j’ai poursuivi vers l’Est au-delà de Puerto Williams sur cette route, immatriculée Y 905. A la sortie du village, un panneau indiquait à une cinquantaine de kilomètres un hameau de pêcheurs de la côte orientale, « Puerto Toro » En réalité, la « Fin del Mundo » est bien plus proche. Après 25 kilomètres d’un itinéraire aussi désert et époustouflant que celui de la veille, la route se termine abruptement contre la barrière d’un champ. Rien n’indique ni la fin du monde, ni celle de la route. Un panneau vous informe seulement que la prairie, de l’autre côté de la barrière, est un terrain militaire. Vous voici arrivés à Caleta Eugénia, la vraie fin – sublime – de la Carretera Austral. « Puerto Toro », le hameau de pêcheurs de crabes que vous souhaitiez atteindre, n’est encore accessible qu’en bateau (un ferry par mois !), autant dire qu’il se situe bien au-delà de la fin du monde…

 

Uschuaia : mon passage du Cap Horn…

Impossible d’être arrivé à Ushuaia sans sacrifier – vous en conviendrez – au rituel héroïque du passage du Horn. Mais attention, pas question pour ça de céder aux sirènes de la facilité (nombreuses sur les quais du port), ni de trahir mes convictions d’écologiste pur et dur. C’est à la voile et non en bateau à moteur que j’avais donc choisi de tenter l’exploit. Récit de l’expédition…

Dès que nous avons embarqué à bord de notre frêle esquif, le capitaine a tenu à nous mettre en garde : ça allait être très dur de remporter notre challenge. Il faut dire que les conditions météo étaient totalement inhabituelles en Patagonie. En effet, il ne pleuvait pas, il ne ventait même plus, et la mer était aussi étale qu’un vacancier vautré sur sa serviette de plage. C’est dire que rien ne facilitait ce jour-là la navigation à la voile… Pour ma part, je laissais le vieux loup de mer ronchonner seul à la barre, mais me réjouissais intérieurement de pouvoir arpenter un pont à peu près horizontal et non incliné à 40 degrés de gîte… Cela ne m’empêcha cependant pas d’y renverser ma tasse de café, à cause des remous provoqués par le croisement d’une autre embarcation. Avoir le pied sûr en montagne n’est pas l’avoir marin pour autant..

Après plusieurs heures de cette périlleuse navigation, passées à se battre avec des éléments refusant obstinément de se déchaîner, nous parvînmes enfin en vue d’un cap et de son phare. Hélas, ce fut pour nous rendre compte que les choses avaient bien changé depuis les temps héroïques : loins d’être d’intrépides navigateurs solitaires, nous avions été précédés par un millier de pingouins imperturbables face au millier d’objectifs et de téléphones mobiles brandis depuis un paquebot de croisière. Et ceci sans compter les autres navires de toutes tailles venus se mesurer au mythe périmé du Cap Horn.

Dépités, nous affalames des voiles devenues aussi flasques que notre détermination, et nous nous éclipsames discrètement au moteur, tournant le dos à la légende ainsi profanée. Notre capitaine faufila le bateau entre des îles, empruntant d’étroits canaux que seul le faible tirant d’eau du voilier autorisait. Là, nous pûmes approcher à quelques encablures du rivage pour faire la différence entre les pingouins royaux et ceux de Magellan, pour observer les nids des Cormorans des rochers, pour voir les lions de mer jouer à cache-cache autour du bateau.

Il n’y avait pas d’autres navires à l’horizon, à l’exception d’un pêcheur de crabes australs.
Nous étions en tout et pour tout à bord quatre passagers et deux hommes d’équipage.
Ce n’était pas le Cap Horn, seulement les alentours de l’île de Gâble, dans le canal de Beagle.
Il n’empêche que le monde et les deux océans nous appartenaient…