Le vieux navire échoué à Ushuaia

 Rien ne symbolise mieux le bout du monde que ce vieux navire fourbu venu s’échouer sur le rivage d’Ushuaia. Je me sens un peu comme lui : en attente, plongé dans un voyage devenu temporairement immobile, et presque aussi rongé par mon mal de dos que ce vieux rafiot par la rouille.

J’ai fait (et parfois refait) toutes les randonnées possibles autour d’Ushuaia, les parcourant lentement, m’arrêtant longuement pour admirer les arbres, les mousses, les fleurs et les oiseaux. Les premières fois ne se répètent pas. Ce n’est plus tant la grandeur des paysages – ces montagnes enneigées qui plongent dans la mer – qui m’émeut, que les arbres entrelacés dans la pénombre des sous-bois, la vivacité affairée des oiseaux, l’étonnante magie colorée des lichens et des fleurs (nous sommes ici comme début Juillet chez nous).

La plupart des visiteurs ne restant pas à Ushuaia plus de deux ou trois jours, je vis ce temps suspendu comme un luxe inouï. Il laisse le temps de la contemplation aussi bien que celui des rencontres. Ainsi ai-je retrouvé ici aussi bien mes deux Américains que Carine, cette Française rencontrée à Puerto Williams. « Perdre son temps » est un art que notre époque obsédée par la vitesse et la productivité méprise à tort. Et si action et contemplation, loin d’être opposées, s’avéraient  complémentaires ?

 

Retour au Sud

J’ai embarqué à Punta Arenas sur ce petit ferry d’une centaine de places, le Yagan, qui dessert l’extrême Sud chilien : l’île de Navarino et sa capitale, Puerto William. C’était la deuxième fois (ce qui suffit à faire de moi un habitué), et la traversée s’annonçait donc plutôt banale. Mais la remontée du détroit de Magellan à la tombée du jour nous réserva l’un de ces festivals de jeux de lumière dont la Patagonie détient le secret, le soleil couchant entamant avec mer, nuages et montagne une longue partie de cache-cache vespéral. Pour parfaire l’opération de charme, toute une bande de baleines avaient même été réquisitionnée pour  folâtrer gentiment autour du bateau. Ainsi s’estompa dans la douceur ce qui, à une nuit près, était ici le jour le plus long de l’année. Tout se présentait donc sous les meilleurs auspices.

Le proverbe dit : « si tu as beau temps, savoure la Patagonie, et si tu as moins beau temps, déguste la Patagonie authentique ». Au petit matin, l’attrape-touristes s’était hélas dissipé et tout était redevenu on ne peut plus authentique : le tangage du navire, l’écume sur la crête des vagues, la soupe de pluie que le vent se charge toujours de faire refroidir, un défilé d’iles fantomatiques émergeant de nuées grises et cafardeuses… De ces petits jours blafards où, si l’on n’est pas né en Patagonie, on croirait le soleil condamné à perpétuité… Attention ! Je n’ai pas parlé de mauvais temps ! Juste d’une météo revenue à la normale. Avec doudoune et anorak, on tenait sur le pont sans problème et nous avons même eu droit à quelques percées lumineuses pour le dessert, ce qui n’était pas du luxe vue la gastronomie des repas à bord du Yagan. Mais bon, je vais cesser de ronchonner : contrairement aux croisières de luxe que s’infligent volontairement des bataillons de retraités séniles avant l’heure, la moyenne d’âge était celle des routards (20 à 30 ans), l’ambiance allait de pair (très cool) et je faisais presque figure de patriarche, ce qui contribue toujours étrangement à me rajeunir.

Il n’y a quatre fois rien à faire à Puerto Williams. Une seule randonnée en tout et pour tout : le trek de Los Dientes de Navarino (4 jours), parcouru l’an dernier. Une seule route en tout et pour tout : celle qui longe le canal de Beagle. 54 km vers l’Ouest jusqu’à Puerto Navarino et 24 km vers l’Est jusqu’à la Caleta Eugénia, une petite anse vide ou cette route del Fin del Mundo baisse brutalement les bras et décide de ne pas pousser plus loin. Un charmant petit musée sur l’histoire des Yagans, la nation première qui vivait sur l’île. C’est tout. Pas d’excursion, pas le moindre amuse-touriste. Rien que la vie qui s’écoule paisiblement. En gros, on y fait l’été le bois qui permettra de passer l’hiver… et seuls viennent se perdre ici quelques voyageurs marginaux du tourisme. 

Mais c’est surtout un lieu, sur cette planète, où les hommes se parlent encore. Les Chiliens parce qu’ils se connaissent tous (ils sont moins de 3000 habitants) et qu’ils ont toujours le temps. Les touristes, eux, après trois tours du village et une journée de doux ennui, ont vite fait de se reconnaître et sont si peu nombreux qu’ils éprouvent le besoin instinctif de resserrer un peu les rangs. J’ai ainsi rencontré un couple de jeunes Américains, un autre de Français (lui ayant vécu plusieurs années à Saint Martin d’Entraunes, incroyable, non ?). J’ai longuement discuté avec Carine, une Francaise vivant en Irlande et en plein questionnement existentiel, plusieurs fois croisé une jeune Chilienne en vacances. Enfin, j’ai retrouvé à Punta Arenas, puis à Ushuaia mon amie croate, Annie. Nous ne nous étions pas revus depuis quinze ans au moins et ce furent des moments profondément heureux.

Entre deux parlotes, j’ai fait quand même un peu de rando et même une journée de vélo. Revenir sur ses pas est une autre expérience, qui a le goût sucré et apaisant des choses déjà connues. La Patagonie est toujours aussi belle. J’espère simplement que mes photos témoignent d’un regard plus perçant et plus intime que la seule grandeur sauvage de ses paysages.


On est toujours le pingouin de quelqu’un

 

Me voici donc reparti à l’aventure. Cette fois, je vais randonner à pied. J’ai lâchement remisé Rossinante, ma bicyclette chérie, au garage. Il n’empêche que c’est quand même un voyage écolo, puisque je projette de marcher dans des parcs nationaux infiniment plus sauvages que mon banal petit Mercantour quotidien, de ces réserves naturelles où l’on peut même, paraît-il, rencontrer de vrais pingouins.

Ceci dit, le wilderness a aujourd’hui un prix. Comme pour toutes les choses rares, celui-ci se fait de plus en plus élevé au fur et à mesure que notre monde saccage le premier alors que la demande – nostalgie de l’homme sauvage oblige – augmente. Il ne m’a donc fallu pas moins de deux trajets en bagnole et un nombre incalculable d’heures scotché sur un siège dans un tuyau volant, pour gagner l’antichambre de mon nouvel Éden écologique : la Patagonie chilienne et sa capitale, Punta Arenas. 

Les deux jours consacrés à cette approche m’ont cependant laissé le loisir d’observations intéressantes, notamment sur les mœurs des pingouins recourant comme moi à ce mode de locomotion. Le trajet Nice-Paris, effectué en compagnie de pingouins majoritairement européens, s’effectua dans un silence sépulcral, la plupart d’entre eux ayant pris soin de se boucher les oreilles avec des écouteurs et de visser leurs regards sur de petits écrans. Cette forme nouvelle de méditation cathodique implique assurément une concentration telle qu’elle exclue toute tentative futile de discussion ou de bavardage avec autrui. Quant à l’aéroport de Roissy, un lundi soir peu avant minuit, cela donne un aperçu glacial de ce que va être l’effondrement de notre civilisation, même sans la moindre catastrophe sismique. Il ne restait plus qu’à couper la lumière…

Il faut paradoxalement se rapprocher de l’Antarctique pour mesurer toute la réalité du réchauffement climatique. Il s’est fait sensible dès l’aéroport de Santiago, où l’hôtesse  envoya d’un clic mes bagages à Punta Arenas, mais ne put aller plus loin que Puerto Montt, la première escale, pour ce qui concerne leur propriétaire. Comme je m’en étonnais – impossible de s’en offusquer sérieusement devant un si charmant sourire – elle m’asséna sereinement que ses collègues de Puerto Montt  trouveraient bien la solution… ce qui fut fait, rassurez-vous. D’ailleurs, qu’il y ait un passager de plus que le nombre de sièges, était-ce vraiment un problème grave ? Quant à l’ambiance à bord, chauffée à blanc par des heures de discussions véhémentes, par les piaillements de bébés pingouins se poursuivant dans le couloir – ce sont ici les grandes vacances -, elle culmina dans le tonnerre d’applaudissements qui salua notre atterrissage, un rien chahuté par le vent sur le petit aéroport de notre destination finale. Ainsi en va-t-il de la théorie de l’évolution chère à mon collègue Darwin (un autre amoureux de la Patagonie) : soumis à des environnements différents, les pingouins chiliens sont restés bien plus détendus et plus communicatifs que leurs homologues européens, pourtant obnubilés par les problèmes de communication. 

Comme ce n’est pas parce qu’on est retraité qu’on est là pour chômer (proverbe Macroniste), à peine arrivé hier soir à Punta Arenas, j’ai embarqué ce matin pour rendre visite à mes copains les pingouins du Détroit de Magellan.  C’était la moindre des politesses, d’autant plus incontournable lorsqu’il s’agit d’un voyage écologique, ne l’oublions pas. Au prix donc de deux trajets en autocar, et d’un périple marin sur une vedette à moteur ultra-rapide, nous étions une délégation d’une trentaine de gilets orange venus saluer le travail remarquable accompli par ces pingouins (à gilets noirs) dans le domaine de l’éducation. Ainsi peut-on observer que les deux parents s’occupent très égalitairement de leur progéniture, laquelle, la plupart du temps doit rester sagement à la maison au lieu d’aller mettre le souk chez les voisins. Certes, il est parfois des moments de tensions avec d’autres espèces (on entend parfois des « vos gueules, les mouettes » ), mais une harmonie paisible semble régner au sein même d’une communauté pourtant bien plus densément peuplée que la plupart de nos cités à problème. 

Cette expédition lointaine se révèle donc dès ses débuts très riche d’enseignements. Pour ma part, je ne doute pas du bien fondé de ce voyage écologique, pas davantage que je ne redoute ceux de mes amis qui n’attendront même pas mon retour pour publier sur Facebook mon désastreux bilan carbone, histoire de torpiller mon irrésistible ascension politique. Tout ceci, je le redis ici, ne vole en réalité pas plus haut … qu’un pingouin.

PS : si vous ne comprenez pas le lien qui peut unir les mots humour et amour, je ne peux hélas rien pour vous. Ils recouvrent ici de leur pudeur et de leur dérision mes questions, mes incertitudes sur le sens et sur la forme à donner maintenant à nos voyages .