Un Val d’Entraunes chilien : la vallée de Puelo

Après 5 jours passés à Puerto Éden, débarquer à Puerto Montt, la ville chilienne qui se veut un symbole de croissance, de prospérité et de (fausse) modernité ne pouvait être qu’un violent choc frontal. C’est la statue mégalomane d’un  couple qui incarne sur le front de mer ce pur fantasme contemporain. Il ne contemple pas l’océan en échangeant amoureusement un baiser. Non ! Il reluque avec concupiscence le plus grand centre commercial de la région (une monstruosité architecturale aussi prétentieuse que conformiste) et rêve de partir en croisière sur l’un de ces monstres maritimes venus admirer une ville qui ne le mérite pourtant pas.

Il me fallait donc repartir au plus vite en pèlerinage vers un nouveau sanctuaire, de ceux où se réfugie la vraie vie, de ceux où les hommes se fondent dans la nature au lieu de la détruire. Ces lieux ne sont pas aujourd’hui si faciles à trouver. En outre, plus ils se raréfient, plus ils sont recherchés. Ainsi, la vallée de Cochamo, sur laquelle j’avais fantasmé un premier temps : inconnue il y a une dizaine d’années, elle est aujourd’hui le Yosemite chilien, grandiose certes, mais devenue totalement infréquentable au mois de Février (l’équivalent du mois d’Aout chez nous).

C’est alors que je suis tombé sur sa voisine, la vallée du Rio Puelo. Profonde de 80 kilomètres, elle offre d’incontestables avantages ne pouvant que contribuer à limiter sa fréquentation touristique. Tout d’abord, c’est un cul de sac automobile. Certes, la liaison avec l’Argentine et El Bolson est bien prévue, mais, comme souvent ici, toujours remise aux calendes grecques, car quand ce n’est pas un des deux pays qui traine des pieds, c’est forcément l’autre. Aujourd’hui, la frontière ne se franchit toujours qu’à pied, à cheval ou en bateau (sur le Lago Puelo) et c’est très bien ainsi.

Ensuite, l’accès même à la vallée se heurte  à l’incontournable franchissement d’un lac, le Lago Tagua Tagua, long d’une vingtaine de kilomètres, et au service duquel se dévoue inlassablement toute la journée un minuscule ferry, dont la capacité est seulement d’une trentaine de passagers et de dix voitures, ce qui signifie pour celles-ci, en été, plusieurs heures d’attente… et c’est très bien ainsi.

El Parque Tagua Tagua

Enfin, je le confesse ici, j’ai de nouveau cédé aux sirènes et aux tentations du secteur privé, en dépit de toutes mes vertueuses indignations précédentes d’écolo-gaucho. La vallée du Rio Puelo abrite en effet une petite réserve naturelle privée, le Parque Tagua Tagua (3000 ha). Il s’agit en fait d’une petite vallée secondaire, colonisée à la fin du XIXeme, puis abandonnée en raison de son accès difficile. Elle n’est en effet accessible qu’en traversant le lac en bateau. C’est un peu l’équivalent du vallon des Tourres en hiver dans notre Val d’Entraunes, et même s’il manque à l’arrivée notre Guislaine, deux coquets petits refuges y attendent aujourd’hui le randonneur, respectivement à 3 et 5h de marche du bord du lac. Il faut monter sa nourriture, mais on dort au sec et sans être entassés les uns sur les autres, car la réservation est obligatoire et le nombre de visiteurs limité à la capacité des cabanes (une vingtaine de randonneurs maximum par jour). Deux gardes assurent le fonctionnement de la réserve, renforcés pour l’été par une dizaine de jeunes volontaires bénévoles.

Quitte à m’enfoncer encore davantage, je dirais que je ne regrette rien de mes turpitudes neo-libérales et de ma petite expédition de trois jours dans cette réserve privée de Tagua Tagua.  Accueil super sympa des jeunes volontaires. Partages toujours généreux et échanges toujours chaleureux avec les randonneurs chiliens. Des refuges parfaitement entretenus, implantés dans des sites superbes, et dont le toit s’apprécie vraiment, surtout après une journée entière de randonnée sous la pluie. 

Et puis il y a la vallée elle-même, serrée entre ses parois glaciaires où ruisselle le chant vertical des cascades, colonisée par une forêt cathédrale ayant échappé aux incendies, dense d’humidité et de végétation, touffue de mousses, de lichens, de fougères et de bambous.  Une pénombre magique, dont le seigneur est l’alerce, un cyprès qui peut rivaliser en tour de taille et en âge avec les séquoias géants d’Amérique du Nord. Seules ouvertures sur le ciel, mêlant leurs brumes aux maléfices des nuages, les tourbières et les eaux dormantes des lacs y ont des couleurs et des secrets d’alchimistes. Au milieu de tout cet étrange, un rayon de soleil suffit à faire d’une fougère une œuvre d’art contemporain, d’une toile d’araignée une installation aussi élégante qu’éphémère, et l’on ne sait plus, à se baigner les yeux dans du vert, de quelle autre couleur pourraient bien se réclamer les eaux, le  feuillage et le ciel.

Pour l’homme, cela donne un terrain terriblement difficile, dont les pièges sont tendus d’eaux, de racines, de rochers, de souches et de branches mortes pourrissant dans un cimetière sans fin. Si le sentier n’avait pas été remarquablement aménagé (et il reste cependant souvent malaisé), plus personne ne remonterait aujourd’hui ce vallon perdu. Et l’on songe alors aux premiers colons, allemands pour la plupart, qui usèrent plusieurs générations dans des lieux aussi invraisemblables…

La haute vallée (Llanada Grande)

Après ces trois jours de randonnée dans la réserve de Tagua Tagua, il était devenu hors de question pour moi de ne pas poursuivre vers le haut l’exploration de la vallée de Puelo. Je n’avais pour tout renseignement que le nom d’un village, Llanada Grande, et celui d’un gîte. Je suis monté dans le petit car qui, une ou deux fois par jour, attend patiemment l’arrivée du ferry, puis arpente (gratuitement) toute la vallée en amont du lac. Après une vingtaine de kilomètres sur une piste poussiéreuse, il s’est arrêté devant une épicerie. Nous étions à Llanada Grande. En réalité, dans la haute vallée, il n’y a jamais eu de village digne de ce nom. Seulement des foyers de colonisation dispersés partout dans la nature. Llanada Grande n’a jamais eu d’autre vertu que d’être approximativement à mi-chemin, là où l’on s’arrête pour vider un verre ou s’offrir une glace (à commencer par le chauffeur).

A peine avais-je demandé quelques renseignements sur l’emplacement de mon « hospedaje » qu’une passagère et ses deux fils s’offrirent à me guider. Or la ferme auberge en question se trouvait finalement à presque deux kilomètres du « centre ville »… À peine arrivé sur place, le maître des lieux m’offrit un coup à boire et s’employa à chercher une autre solution, car lui-même affichait complet. Une demie-heure plus tard, la señora Manuela, qui allait être mon hôtesse, venait me cueillir en voiture. Ainsi est le Chili. Ainsi aussi sont les montagnards. J’étais resté dans mon monde, même si j’en étais à l’autre bout. J’ai passé chez Manuela, qui gardait son petit fils, trois jours paisibles pleins de découvertes surprenantes. 

Ainsi ai-je découvert que la haute vallée de Puelo, en dehors de la réserve de Tagua Tagua, n’était  pas (encore ?) un véritable terrain de randonnée. Point de sentiers s’attaquant à la haute montagne : les colons avaient assez à faire avec le défrichage de la vallée et de son fond très large. Et l’espace était si vaste qu’il n’imposait pas nos rituels ancestraux de transhumance et d’estive. Les chemins sont donc avant tout, encore aujourd’hui, des pistes cavalières privées et sans la moindre signalisation, reliant les fermes, ou bien les lacs – voies de communications souvent plus aisées – les uns aux autres. On s’y déplace aujourd’hui soit toujours à cheval, soit en 4×4 brinquebalant, mais certainement pas à pied. Le tourisme dans la vallée de Puelo ne s’est pas encore tourné vers la randonnée. Il reste plutôt axé sur la pêche.

Ensuite, j’ai savouré à trois reprises les plaisirs du petit autocar local. Une première fois pour monter dans la vallée, une autre pour l’explorer presque jusqu’au bout de la route, et une dernière pour en repartir. Et cela a ravivé bien des souvenirs d’enfance… D’abord, il n’y a pas d’horaires très précis : tout dépend d’abord de l’arrivée de l’autocar venu de la grande ville (Puerto Mont), puis de celle du ferry, et enfin du nombre de haltes en cours de route. Car il n’y a pas d’arrêts précis, et encore moins d’abris bus : on se poste devant sa maison ou à l’arrivée du chemin et il suffit de lever la main. Notre bus peut ainsi s’arrêter deux fois en deux cent mètres si deux voisins ont décidé d’en user le même jour. Et ils ne s’en privent pas : notre bus fait aussi office de messagerie intra-valleenne, d’une ferme à l’autre ou bien entre membres d’une même famille. Pour quelques pesos, on remet qui un sac, qui un outil, un coffre ou un panier,  à charge pour le chauffeur de le délivrer au correspondant qui patiente un peu plus loin sur la route… Il y a peu de services publics qui tournent avec une telle efficacité ! Mais, personnellement, j’y vois surtout un fonctionnement qui, au-delà de son côté pratique, crée et maintient du lien : on connaît le chauffeur, on voyage ensemble (et pas seul dans sa caisse à roulettes), on échange (des nouvelles et des services autant que des marchandises). Certes, ça ne va pas très vite : il faut compter trois heures pour parcourir une soixantaine de kilomètres. Mais ça laisse le temps de vivre… et qu’y a t il de plus précieux ? 

Puerto Edén : vie de chien ou paradis perdu ?

Lorsque j’ai voulu descendre du ferry, arrivé à Puerto Edén, l’officier qui contrôlait les passagers était tellement incrédule qu’il me retînt par la manche, vérifia deux fois que j’étais sur la liste des descendants et me demanda si j’avais bien un hébergement sur place. Je répondis affirmativement avec tout l’aplomb que donne le mensonge et seulement alors il m’autorisa à débarquer. Cela suffit, je pense, pour mesurer à quel point cette halte des ferries de Patagonie est loin d’être encore devenue un incontournable du tourisme.

En réalité, j’allais avoir cinq jours sur place pour vérifier que nous n’étions en tout et pour tout que 6 « étrangers » au village : 5 jeunes chiliens des services vétérinaires venus travailler sur l’île et un seul authentique touriste : moi-même. A côté de Puerto Éden, Puerto Williams et l’île de Navarino, bien qu’encore très confidentiels par rapport à Ushuaia, m’ont paru rétrospectivement comme de hauts lieux du tourisme.

Une fois débarqué, je me suis lancé à la recherche d’un toit pour les cinq nuits à venir (je n’avais plus ni tente, ni duvet). Je n’ai pas eu à aller bien loin. Juste en face du quai, une pancarte affichait  « Hospedería Yekchal, là où commence l’aventure en Patagonie”. Cela m’allait plutôt bien comme programme… Trouver Patricia, la tenancière, fut l’affaire  de quelques minutes. Conclure l’affaire elle-même en prit au moins trois de plus. J’avais un lit, une petite chambre et la pension assurée…

Une fois résolus les soucis d’intendance, le problème inhabituel que pose tout séjour à Puerto Edén, c’est simplement celui de savoir qu’y faire. Rien à visiter. Aucune route sur l’île et donc ni voiture, ni vélo. Et un seul itinéraire pédestre : la traversée du village, suivie de l’ascension du mirador, sur la colline qui le domine. Le tout se parcourant raisonnablement en moins d’une petite heure… 

A défaut d’être un haut lieu du tourisme, et entre deux passages de ferries, ce lieu ne peut être que celui du temps immobile et suspendu, celui de la non-visite, de la pure contemplation, de la méditation et de la lecture en dégustation. Exactement ce que je recherchais, après mes semaines d’itinérance précédentes. Ça tombait plutôt bien, en outre, vue la météo exécrable qui régnait sur la côte chilienne : du vrai temps de chien patagon. Depuis trois jours, les éclaircies ne dépassent pas les dix-quinze minutes, les grains ne cessent de vous coller des gifles en retour aux éclats fulgurants du soleil, et la neige descend sur les montagnes en même temps que la nuit et les nuages. Autrement dit, un temps imprévisible au-delà des cinq prochaines minutes, mais entêté comme un cancre dans sa médiocrité. C’était juste l’idéal pour pouvoir photographier Puerto Edén sous son vrai jour, d’autant que mon vieux Nikon, éliminé de ma rando précédente en raison de son sur-poids, avait de ce fait  miraculeusement échappé à la noyade dans le Rio fatal.

Puerto Edén se situe entre Puerto Natales ( commune à laquelle il est rattaché bien que situé à plus d’un jour de bateau) et Puerto Montt ( à trois jours) . Le village du continent le plus proche, Caleta Tortel, se trouve à dix ou douze heures de navigation. Il n’y a même pas une piste d’atterrissage de fortune. Les maisons s’égrènent` sur le rivage d’une île (Wellington), au beau milieu d’un immense archipel vierge de toute occupation humaine et entièrement classé en Réserve naturelle (Katalalixar : 674 000 hectares) ou en Parc national (O’Higgins). Pour donner l’échelle, ce dernier couvre la bagatelle de 3 526 000 hectares (celui du Mercantour ne fait pour info qu’environ 170 000 hectares). Abrité derrière des montagnes perpétuellement  enneigées, il tourne le dos au Pacifique (qui n’en a ici que le nom) et n’existe administrativement que depuis juste 50 ans. Ce fut en fait l’un des derniers refuges de ces nomades marins-pêcheurs, les Kaweskars, qui peuplaient les canaux chiliens bien avant l’arrivée des colons en Patagonie.

Étendu sur un kilomètre de rivage, le village se donne bien des petits airs de Caleta Tortel, avec sa longue passerelle en bois accrochée au-dessus du rivage. Mais les maisonnettes sont moins pimpantes. Certaines  cachent mal leur abandon derrière un maquillage végétal envahissant. Même la promenade bute souvent sur des passages aux planches disjointes et rongées par l’humidité.

De toute façon, aucune Carretera Austral providentielle ne viendra jamais désenclaver Puerto Edén, et, à raison de deux petits ferries par semaine, l’affluence touristique n’est pas pour demain. A l’image des peuples premiers retranchés dans ce bout du monde, le village, replié sur lui-même, vit un peu comme un refuge intemporel, où se perpétuerait, même si ce n’est pas aujourd’hui en totale autarcie, la vie humble, dépouillée mais paisible de ses fondateurs, une vie entièrement dédiée à la mer.

Une maison de bric et de broc, construite d’un patchwork coloré de tôles ondulées. Un abri de guingois pour le bois de chauffage. Un bateau qui remplace avantageusement notre sacro-sainte bagnole, que l’on peut entretenir durablement soi-même, et qui sert ici à tout : la pêche, les moules, aller faire du bois, se déplacer au quotidien. L’électricité, fournie 12h par jour via un groupe électrogène ( encore une aberration écologique) est gratuite. La tentation consumériste se réduit à deux « supermercados » qui n’en ont que le titre grandiloquent (j’ai vidé leurs stocks en achetant deux plaques de chocolat) et celle du  tourisme à deux « hospedajes » rudimentaires de quelques lits chacun.

A Puerto Edén, les hommes mènent exactement la même vie que les chiens et les chats : centrée sur la satisfaction de besoins essentiels, rythmée paisiblement par l’immuable des marées et des saisons, adaptée aux caprices changeants du temps. A l’autre bout du monde, certes, mais surtout aux antipodes de nos appétits factices, de nos incessants coups de stress, de notre obsession d’avoir et de paraître… 

Pour moi, un véritable paradis perdu, celui du rêve hippy de ma génération, celui où mener une vraie vie de chien reste encore possible… Dormir sans peurs, ni cauchemars, manger juste à sa faim, vagabonder librement, grappiller quelques framboises et quelques grains de beauté, aboyer gaiement en cœur de temps en temps parce que ça soulage, pousser tranquillement la causette ou la chansonnette le reste du temps, s’offrir le luxe insensé d’ignorer montres, horloges et smartphones…

Les dernières fois sont toujours les meilleures ( le tour du Cerro Huemul)

Vous comprendrez vite pourquoi aucune photo ne vient hélas illustrer cet épisode 

La veille du Jour J

Au Chili comme dans toutes les Amériques, la pratique de la montagne est beaucoup plus réglementée que dans notre vieille Europe. Pour s’embarquer sur le tour du Cerro Huemul, non seulement il convient de s’enregistrer auprès du Parc National (un sermon sur la sécurité en montagne, doublé d’un formulaire à remplir), mais une liste précise de matériel est imposée (réchaud, tente, etc…). La spécificité du tour du Cerro Huemul, et ce qui fait l’une de ses difficultés, c’est d’imposer le franchissement de passages en tyrolienne pour traverser à deux reprises le Rio Tunel, un imposant torrent tout droit sorti du ventre des glaciers. Pour cela, sont donc exigés un baudrier d’escalade, une sangle de sécurité  et deux mousquetons (un pour soi, un autre pour le sac à dos). Pour les groupes, une cordelette de 30 mètres se rajoute à la liste. Mais pas pour les individuels ( nous verrons plus tard quelle importance peut avoir ce détail).

Les randonneurs n’étant pas, en général, équipés de ce matériel, sa location garantit un chiffre d’affaires non négligeable aux magasins de sport d’El Chalten. D’autant plus substantiel, d’ailleurs, que si vous prenez soin de louer votre équipement la veille, on vous comptera généreusement un jour de location en plus… La maison ne reculant devant aucun sacrifice, je me plie à cet impératif de compétitivité et loue donc la ferraille exigée, non sans devoir laisser mon passeport en caution ( nous verrons plus tard quelle importance peut prendre ce genre de détail).

Le Jour J  : la vallée Tunel (6h de marche)

Je suis l’un des plus matinaux (enfin, tout est très relatif car les gardes du Parc national ne prennent leurs fonctions qu’à partir de 9h du matin ) à sacrifier sans broncher à l’incontournable rituel du sermon, du formulaire et du matériel d’escalade. 

Mais me voici enfin parti. Après quelques rafales de vent et quelques gouttes, histoire de me faire douter et trembler, le temps se décide paresseusement à tourner au beau. Cette première étape est une longue et belle marche en moyenne montagne, sur des hauts plateaux parsemés de forêts et de « vaches sauvages » dont le Parc national prévient gentiment (toujours ce sempiternel souci de sécurité ) qu’il n’est en rien responsable de leur humeur, ni de leurs vacheries éventuelles. La journée s’achève sur une longue descente dans une large vallée glaciaire, celle du fameux Rio Tunel. Mais sa traversée n’est pas à l’ordre de ce premier jour. En guise d’échauffement (ou plutôt de rafraîchissement des orteils), deux petits affluents imposent cependant de retrousser le pantalon et de quitter chaussures et chaussettes. Le campement  se niche sous de grands arbres, dans un recoin bien protégé du vent. Nous n’y sommes qu’une dizaine de tentes (quel changement par rapport à ma randonnée précédente, où nous étions cinq à dix fois plus !). 

Le jour 2 : El Passo del Viento (7 a 8h de marche)

C’est un peu le jour de vérité. Non seulement cette seconde étape prévoit le franchissement du Rio Tunel (soit à gué, soit grâce à la première tyrolienne), mais elle impose ensuite une progression sur glacier, suivie d’ une longue ascension jusqu’au col dont le nom n’est pas sorti, paraît-il, d’une histoire à tenir debout.

Comme d’hab, je suis le premier à parvenir au départ de la tyrolienne jetée en travers du Rio Tunel. L’endroit est réellement impressionnant : le torrent s’engouffre en rugissant comme un fou furieux dans un canyon étroit et profond. Les ancrages des deux câbles sur les rives  s’accrochent juste au bord du gouffre. Et là, les problèmes commencent sans que je n’en prenne  cependant immédiatement conscience. La poulie se trouve opportunément de mon côté, bien qu’un peu trop dans le vide. Cependant, à l’aide de mon bâton de marche, je parviens non sans mal et surtout non sans risque à mettre la main dessus. Je m’équipe de mon baudrier. Je me relie dans les règles à la poulie et au câble. Et la peur au ventre, je me lance au-dessus du vide lorsque les randonneurs suivants parviennent sur le site, leur laissant mon sac à dos dans l’espoir de le hisser ensuite grâce à la cordelette qui relie la poulie à l’autre rive. 

Tout se passe bien (en serrant un peu les fesses). Je parviens en quelques instants sur l’autre rive et m’y assure. Ouf ! Et c’est là que les ennuis commencent. Pas moyen de réussir à renvoyer la poulie sur la rive de départ, même en secouant les câbles. Elle s’arrête obstinément aux deux tiers de la traversée. Pas moyen pour mes suivants de la rappeler à eux : il n’y a pas de cordelette de leur côté. Il faut se rendre à l’évidence : il est impossible, faute de corde de rappel de la poulie de chaque côté, de traverser le torrent en utilisant la tyrolienne. Me voici donc contraint de faire câble arrière, de rappeler la poulie à moi et de retraverser le canyon en sens inverse. Et nous voici partis, collectivement cette fois, à la recherche en amont d’un passage à gué. Nous le trouverons heureusement assez vite : de l’eau seulement jusqu’aux genoux mais avec un fort courant, donc cette fois en gardant chaussures et chaussettes pour conserver plus d’aisance qu’en traversant pieds nus. C’est ainsi que cette seconde étape m’aura vu traverser le Rio Tunel à trois reprises, deux fois avec la fameuse tyrolienne, puis une dernière, à gué et les pieds trempés.

La suite de l’itinéraire est à la fois difficile et grandiose. Progresser sur la lèvre terminale du glacier ne s’avère pas le plus pénible, loin de là. Cheminer, accompagné par les craquements sourds de la glace, sur ce sol bleuté, translucide, constellé de pierres et rayé de rigoles de fonte est au contraire à la fois superbe et fascinant. Ceci dit, une bonne partie de l’ascension se déroule sur des terrains morainiques, constitués de gros blocs, de pierres instables et de petits gravillons. De plus, la trace dédaigne la facilité des montées en lacets  et préfère s’élever droit vers le col. Au total, c’est simplement exténuant (et pas seulement pour moi, si j’en juge par la vitesse des autres). Par contre, quel spectacle ! Un immense glacier ourlé de cimes me donne la main droite tout au long de l’ascension. Le col, lui, n’a pas volé son nom : même par grand beau temps, il faut s’arque-bouter pour le franchir. On traverse ensuite un petit plateau de lacs. Et c’est alors que tu tombes à genoux : devant toi, ce n’est pas une mer, mais tout un continent de glace, le Hielo Continental Sur. Un infini de glaciers qui s’ouvre sur plus de 180 degrés, s’entoure d’une cour de cimes enneigées et se noie dans un horizon blanc. Une autre planète, une autre échelle, comme une cinquième dimension des montagnes. Et toi, chancelant de fatigue et ébloui de beauté. Il faudra bien cette interminable descente en pente douce jusqu’au campement pour te permettre de revenir lentement sur terre. Quelques tentes autour d’un petit lac : autant l’étape aura été dure, autant ce lieu sera reposant. C’est ici que j’ai rencontré David, un autre randonneur solitaire, venu d’Irlande.

Le jour 3 : El Passo Huemul (6 a 7h de marche)

Toute la matinée fut un réel enchantement. Un temps frais, lumineux et surtout sans vent (un vrai miracle, ici !). Un bon sentier qui se glisse d’alpage en alpage et de vallon en vallon, en balcon largement ouvert sur le glacier Viedma, une de ces longues tentacules que pousse autour d’elle la grande pieuvre glacée du Hielo Continental. C’est, en confort et en beauté, digne des Balcons de la Vanoise. Sauf qu’ici les glaciers sont en contrebas, à vos pieds, et non rétractés très haut au-dessus de vos têtes.

La suite se corse un peu avec l’ascension du Passo Huemul. Toujours la même caillasse et la même trace qui monte droit dans la pente, mais la dénivelée est bien moindre que la veille et surtout la vue depuis le col est époustouflante : sur un versant les immenses glaciers et sur l’autre les eaux gris-bleutées du lac Viedma, saupoudrées d’icebergs essaimes par les premiers. C’est le moment que choisit un ange pour passer en majesté. Simplement, ici, ils ont les ailes noires et s’appellent des condors…

Il ne restait plus, pour prolonger cette félicité, qu’à se laisser glisser paisiblement  jusqu’au bord du lac, où se trouve le troisième et dernier campement. Mais très vite il s’avéra hélas que le problème consistait précisément à éviter toute glissade ou dérapage : sur 400 mètres de dénivelée au moins, le sentier n’est plus en effet qu’un ravinement quasi vertical, cumulant gravillons roublards, branches traîtresses et même quelques cordes fixes plus que douteuses. Ajoutez à cette difficulté du terrain une température caniculaire pour la Patagonie (plus de 30° !). Je suis arrivé sur les rives du lac, épuisé et assoiffé comme un naufragé sur sa plage déserte. D’ailleurs, c’était le cas : nous n’étions plus que 4 tentes ce soir-là. Et ce ne sont pas les bruits de canonnade et d’effondrement de nos encombrants voisins les icebergs qui nous ont empêché de dormir…

Le jour 4 : le Lago Viedma (5 a 6h de marche)

Peu de dénivelée, une distance raisonnable et un sentier bien tracé : malgré la canicule, cette dernière étape aurait pu être sans histoire. Mais c’était compter sans l’ultime obstacle : de nouveau le franchissement du Rio Tunel, mais cette fois au niveau de son embouchure avec le lac Viedma. A ce niveau, il n’est plus un simple torrent, mais une large et puissante rivière, aux flots grossis par la brusque fonte des neiges en altitude. Deux moyens s’offraient en théorie pour le traverser : à gué en profitant des méandres étalés du delta ou bien grâce à la tyrolienne en place. 

Le drame s’est joué en trois actes.

 Acte 1 : je me dirige droit vers la tyrolienne, persuadé que la traversée à gué est rendue hasardeuse par la crue en cours. Arrivé sur place, je mesure immédiatement l’étendue du problème : la poulie n’a de corde de traction ni d’un côté, ni de l’autre et elle se trouve malheureusement sur la berge opposée. Faute de cordelette dans mon équipement, je dois donc traverser sur mon mousqueton et avec mon sac à dos. Je fais une tentative, mais me rendant compte très vite de l’extrême pénibilité de l’entreprise, je fais demi-tour au bout de quelques mètres.

Acte 2 : je pars explorer les branches du delta, pour voir si un passage n’est néanmoins pas envisageable. J’y passe presque une heure. En vain. Partout, le courant me paraît trop puissant. De toute évidence, la tyrolienne est incontournable. J’y reviens donc.

Acte 3 : lorsque j’arrive de nouveau sur place, c’est pour apercevoir mon copain David en train d’achever – visiblement non sans mal – la traversée de la tyrolienne sur mousquetons. Déjà convaincu que cette solution est incontournable, son exemple me pousse à l’imiter. Syndrome classique du mec perdu qui suit aveuglément et avec soulagement la première personne rencontrée en chemin… C’était d’une part tirer un trait sur notre différence d’âge et de puissance musculaire. C’était aussi nier ma tentative précédente et surtout ignorer la seule solution raisonnable, car nous n’étions encore qu’en début d’après-midi : attendre patiemment l’arrivée d’autres randonneurs, équipés eux d’au moins une cordelette pour rappeler la poulie sur la rive de départ. Je me suis donc lancé, pour me retrouver au beau milieu de la tyrolienne, totalement épuisé et incapable de continuer à progresser, surtout avec le poids de mon sac. Moment de panique, d’autant que personne ne peut me venir en aide. Une seule solution s’impose alors : me débarrasser de mon sac et essayer d’achever seul la traversée. Ce que je me résous à faire. Cela me sortira d’affaire, non sans mal, mais hélas sans sac.

Le bilan de ce fait divers :

– Une seule victime : mon vieux sac à dos et tout son contenu (tente, veste, duvet, réchaud, téléphone mobile, appareil photo et lunettes de vue). Tout ça pour l’absence d’une cordelette coûtant quelques Euros…

– C’est mon premier article publié sans une seule photo. Vous comprenez maintenant pourquoi…

– Une tyrolienne dont la poulie n’a pas une ou deux cordelettes de rappel (selon sa configuration) est inopérante et dangereuse. Le lendemain, avec David, nous sommes revenus sur les lieux pour rechercher mon sac à dos (hélas en vain) et pour installer une cordelette 8mm de traction de la poulie dans le sens usuel de parcours de cette randonnée. Et nous avons vu immédiatement à quel point elle rendait aux autres la manœuvre bien sûre et aisée (possibilité de traversée sur poulie pour les randonneurs comme pour les sacs)

– Tant les douleurs prodiguées avec assiduité par Miss Sciatique que cette erreur d’appréciation m’ont convaincu que le temps des randonnées de plusieurs jours en autonomie (donc avec portage d’un gros sac) était pour moi révolu. Je ne vis pas cette mésaventure comme un échec (j’ai parcouru intégralement la rando que je souhaitais faire, et je me suis sorti tout seul de ce mauvais pas), mais je la lis comme un signal d’alerte qu’il est sage de savoir entendre : il est temps de tourner la page. La pratique de la montagne doit rester non seulement un plaisir (ce qui n’exclut nullement de peiner et parfois de devoir se dépasser ) mais aussi un exercice de lucidité sur ses capacités physiques et psychiques, et sur leur évolution.

– Ce tour du Cerro Huemul est une magnifique randonnée et j’ai eu une chance infinie de pouvoir la parcourir par grand beau temps (quel dommage d’avoir perdu mes photos !). Ce circuit est certes moitié plus court que le « O » des Torres del Paine, mais bien plus sauvage, bien moins fréquenté et infiniment moins coûteux . Et il offre des vues vraiment sublimes sur les étendues glaciaires du Hielo Continental Sur. En bref, cette randonnée peut faire une belle dernière, un peu comme on dit d’une ascension qu’elle est une belle première.

– David ayant donné l’alerte grâce à sa balise GPS, j’ai bénéficié plus tard de  l’insigne privilège de regagner El Chalten dans le 4×4 dernier modèle des gardes du Parc National, sans avoir à faire du stop. On comprend mieux ensuite qu’ils n’aient plus le budget pour pouvoir équiper correctement  de cordelettes les poulies des deux tyroliennes du Rio Tunel…