Ceci est une invitation – un rien fantasque, je le reconnais – à renouer avec la façon de voyager de nos grands-parents, eux qui commençaient par enfourcher leur bécane pour gagner la gare la plus proche avant de sauter ensuite dans un tortillard brinquebalant relié au monde civilisé de la grande ville. Et ne venez pas me dire que ces petits trains de campagne – autorails diesels plus qu’antédiluviens ou fumantes machines à vapeur d’antan – ne sont pas écolos !!! Ceci est donc à la fois – qui sait ? – le récit nostalgique des temps passés mais aussi peut-être celui, précurseur, de nos voyages à venir…

Mercredi 20 Juillet 2022 (Ambert – Vorey)
Pas question de se prélasser aujourd’hui dans une quelconque matinée amoureuse : même si les seize kilomètres qui séparent la gare d’Ambert de notre buron perdu sur les pentes des Monts du Forez sont tous ou presque en descente, il ne s’agit pas de rater notre premier train !
C’est dès cet instant crucial qu’à peine commencé, le voyage se charge pourtant de révéler au grand jour – pour le meilleur comme pour le pire – différences de caractères et de comportements. Mon intrépide colistière commence par me semer dans les rues piétonnes du centre, puis, chanceusement retrouvée à la gare (ouf !), s’éclipse de nouveau dans un tour de ville de dernière minute, sous prétexte d’y déposer quelque part un sac brutalement devenu superflu. Elle ne réapparaîtra miraculeusement qu’au moment où notre autorail sifflera trois fois le rappel, balayant d’un grand sourire les affres d’angoisse dans lesquelles elle m’avait plongé…

Suivent jusqu’à la Chaise Dieu, une quarantaine de kilomètres aussi chaotiques que sympathiques. Une heure vingt de voyage ferroviaire par monts et par vaux et à travers prés et forêts, cela peut sembler certes un peu longuet et à peine plus rapide qu’à vélo. Mais il convient de savoir qu’aujourd’hui le même trajet d’Ambert à la Chaise Dieu par les « vrais » transports en commun ne demande pas moins de 7h56 de voyage ! Ce qu’on appelle à la SNCF le progrès ou l’optimisation ont dû hélas passer par là !
A la Chaise-Dieu, impossible d’ignorer la visite de l’abbaye. Son église abbatiale et ses orgues baroques sont très beaux mais c’est surtout l’ensemble de tapisseries flamandes du début du XVIème siècle qui constitue le chef d’oeuvre exceptionnel de ce lieu. Merveilleusement restauré et exposé, il mérite de lui consacrer une bonne partie de l’après-midi, ce que nous fîmes.

C’est une demie étape qui nous attendait ensuite jusqu’à Vorey et la vallée de la Loire (34 km et + 340m de grimpette) par Bonneval, Beaumont, Jullianges et St Pierre du Champ. Comme nous tenions à tout prix à faire preuve de notre éternelle jeunesse, nous avions opté pour le camping : nos voeux furent d’autant mieux exaucés que le Mercredi y était le jour de la soirée karaoké ! Miraculeusement cependant, bien que le record du chanter faux et même archi-faux ait été largement pulvérisé, les cieux restèrent cléments et la demie-nuit qui restait ne tourna pas au déluge !

Jeudi 21 Juillet 2022 (Vorey – Saint Bonnet le Froid)
Ce matin, nous cédons aux charmes du progrès, en embarquant, pour descendre les gorges de la Loire, non pas sur une barque, ni à bord d’un tortillard, mais dans les wagons climatisés d’un TER des plus modernes. Trente minutes d’un beau trajet : pas assez cependant pour se remettre psychiquement des horreurs sonores de notre nuit agitée. A peine débarqués à la gare du Bas-Monistrol, plantée là en pleine campagne, un différent éclate donc inévitablement : Madame exige un café pour se réveiller et prétend pour cela gagner le troquet le plus proche par le chemin le plus direct, tandis que Monsieur s’en tient farouchement à l’itinéraire initial, celui des charmants chemins buissonniers pleins de tours, de détours et parfois de demi-tours des plus retors. La journée commence donc fort bien… Un cessez-le-feu (très provisoire mais avec deux sucres) sera cependant signé peu de temps après sur la table d’un café de Monistrol sur Loire.
Cependant la série noire se confirme (en dépit d’un ciel imperturbablement bleu). A la sortie du village, un sens interdit imposé par la nationale 88 nous replonge malgré nous dans le doux délice des chemins creux qui se noient dans les ornières en pleine campagne. Nous finissons par rejoindre le village de Dunières, mais c’est pour nous apercevoir alors que la batterie de ma tendre compagne se laisse aller à des épanchements qui la laissent exsangue.
Remède : la recharger le temps d’un déjeuner dans un petit restaurant (élémentaire, mon cher Watson !). Pour s’apercevoir ensuite que si notre panse s’est bien remplie, il n’en est pas de même hélas pour la batterie…. Or, l’après-midi, nous le savons, nous réserve jusqu’à St Bonnet le Froid 12 km de montée et 300 m de dénivelée… Ce qui devait arriver donc arriva : à mi-parcours, la batterie rendit l’âme sans confession, contraignant sa propriétaire à passer brutalement du cyclotourisme à la poussette, un sport qui ne réjouit en fait que les parents d’un nouveau-né et certainement pas les cyclotouristes. L’ambiance à bord devint détestable et la météo tourna au grain, voire à une mer agitée avec forte houle. Nous finîmes cependant par atteindre St Bonnet le Froid (qui en l’occurrence portait ce jour-là très mal son nom). Et quelle chance (enfin !) mais ce jour-là, nous avions réservé en gîte d’étape et non en camping avec karaoké. Cerise sur le gâteau, nous étions ce soir-là les seuls touristes, ce qui est, on en conviendra, bien plus propice pour bouder et se faire la gueule toute la soirée.
Etape de 45 km et + 990m de dénivelée

Vendredi 22 Juillet (St Bonnet le Froid – Le Cheylard)
La nuit effaça tout et nous pûmes recharger nos batteries (à l’exception cependant de la principale intéressée, source de tous nos maux et de tous nos mots). Le salut vint du conseil donné par le garagiste local, qui nous recommanda de descendre sur Tence plutôt que de rallier directement Saint Agrève : un concessionnaire de matériel agricole y louait et vendait des VAE. Il pourrait peut-être nous dépanner. Aussitôt dit, aussitôt fait : quinze kilomètres de descente en roue libre et au final, un changement de vélo providentiel pour pouvoir reprendre la route …et notre train – train quotidien !

Nous voici donc repartis, si gais et si gaillardement optimistes que ma compagne (aux anges) se risque à me suggérer un détour après le Chambon sur Lignon. C’est ainsi que nous débarquâmes à l’heure du déjeuner dans un lieu à nul autre pareil. Perdu au fin fond des forêts, l’Arbre Vagabond abrite en même temps un bar à vins et une vraie librairie. Quoi de plus propice pour signer la paix que le partage d’un bon verre et le cadeau d’un bon bouquin ?

Comme nous avions débuté l’étape par la tournée des bistrots exotiques, il eut été dommage de s’arrêter en si bon chemin : après l’Arbre Vagabond, notre halte suivante fut donc la Maison Rose, une ancienne maison de garde barrière fort opportunément reconvertie en buvette pour cyclistes (et ils sont nombreux sur la Dolce Via !!!).
Comme les jours ne se ressemblent pas, nous avions retenu l’option camping au Cheylard. Il faisait si chaud en fond de vallée que nous nous contentâmes de monter le double toit. Hélas notre bonne étoile du jour fut fâcheusement occultée au cours de la nuit par de gros nuages d’orage, assez virulents pour mouiller une bonne partie de nos affaires. Décidément, rien ne nous serait épargné des joies rustiques du camping…
Etape de 65 km et + 520m de dénivelée.

Samedi 23 Juillet 2022 : Le Cheylard – Tournon
Du Cheylard jusqu’aux berges du Rhône, il n’y a pas de raisons de se presser et de se prendre pour un TGV. D’abord, c’est très joli et la vallée de l’Eyrieux mérite de nombreux arrêts photos. Ensuite, c’est court (48km), tout plat et donc très facile : inutile de s’affoler ! Enfin, à mi-parcours, l’ancienne gare des Ollières sur Eyrieux, transformée elle aussi en buvette, vous ouvre grand les bras de la tentation, en vous invitant à une halte gourmande qu’il serait évidemment vain de refuser.
Malheureusement, tout se gâte en arrivant dans la banlieue de La Voulte sur Rhône, où la Dolce Via, à la signalétique jusqu’alors impeccable, s’égare dans les confins labyrinthiques d’une grandiose zone industrielle, où le seul bipède rencontré et susceptible de nous renseigner était manifestement un réfugié afghan anglophone presque aussi perdu que nous… Tout cela est d’autant plus fâcheux que nous avons rendez-vous en début d’après-midi, non cette fois avec un train, mais avec un navire, celui des Canotiers du Rhône, et que celui-ci ne
dessert La Voulte qu’une seule fois par semaine !!!

Rassurez-vous ! Nous n’avons finalement pas loupé le bateau ! C’est que décharger 40 vélos à l’arrivée, puis en recharger autant avant de repartir, c’est aussi compliqué que d’émerger d’un peloton cycliste. Cela exige un certain temps, un brin de chance et pas mal de méthode. Cela fut même si long et ensoleillé que ma compagne, prétextant d’un malaise, et arguant de la vulnérabilité de son grand âge (tu parles…), obtint le privilège d’être la première à monter à bord ! Comme quoi, nul ne sert de courir, il faut toujours ruser à temps !
L’après-midi tint toutes ses promesses, celle d’une vraie croisière où la Dolce Via se prolonge en Dolce Vita. Lente remontée du fleuve, passage palpitant des énormes écluses de la Compagnie Nationale du Rhône, chasse aux petits dériveurs inconscients, le tout assorti d’un délicieux petit en-cas gourmand (encore un, mais çà ne se refuse définitivement pas !). Plaisir décuplé – çà va de soi – par celui, un rien sadique, de voir sur les berges d’autres cyclotouristes pédaler le long de la Via Rhôna, à contre-courant et avec le vent dans le nez.

Cet enchantement prit fin brutalement sur le quai fluvial de Tournon, en plein centre-ville. Ce fut une collision de plein fouet avec la modernité et sa pollution que de rejoindre ensuite à vélo la gare du Mastrou (notre petit train du lendemain) et le camping voisin. Adieu la
Dolce Via !

Dimanche 24 Juillet 2022 : Tournon – Montregard
Aujourd’hui, finis les délices de Capoue et adieu les croisières : nous devons en effet enchaîner (et à toute vapeur, s’il vous plait !) deux tortillards justement célèbres pour leurs nuages de fumée et leurs pluies d’escarbilles. Le premier est le « Mastrou ». Reliant Tournon à Lamastre en remontant les gorges du Doux, il est de loin le plus connu et le plus fréquenté des petits trains de notre périple (c’est simple, c’était archi-comble).
Le second, moins connu mais d’autant plus ambitieux, s’est arrogé le titre pompeux d’« Express du Velay » : il part de Saint-Agrève et, sifflotant tout le long du trajet, achève son périple cahotant et chaotique dans une petite gare perdue au milieu de nulle part : Raucoules. Mais nous, on s’en moquait puisqu’on avait nos vélos en soute (oh, pardon, dans le fourgon postal !).

Pour achever le tableau de route, il convient de savoir que notre premier train était censé atteindre Lamastre vers midi tandis que le second démarrait de Saint Agrève dès 15h. Entre les deux bourgades, pas moins de 25km à vélo et plus de 800m de dénivelée positive : on imagine donc aisément le challenge et le suspense infernal de cette journée ! Dans ce cas, le mieux reste de garder son flegme : pas question, donc, de renoncer en chemin à une petite halte-déjeuner dans le bistrot d’un charmant village médiéval (Désaignes), histoire de décrisper un peu la mâchoire des héros !
Non seulement nous arrivâmes à temps à la gare de Saint-Agrève, mais ce fut pour découvrir que, pour mieux mériter son rang d’« Express du Velay », le dernier wagon du train n’était rien d’autre qu’une véritable voiture bar de la Belle Epoque. Inutile de préciser
que nous y prîmes aussitôt nos quartiers !

Vélos et passagers débarqués 27 kilomètres plus loin, à Raucoules, il ne nous restait plus qu’à rallier le gîte réservé pour la nuit : le bien-nommé Bois du Médecin, égaré dans la forêt aux alentours du village de Montregard. Une halte insolite et accueillante (un dôme) qui valait mille fois mieux que tous les campings 4 étoiles des jours précédents ! Eh, oui, je sais, on vieillit…
Au total, pour cette farouche étape contre-la-montre,

Lundi 25 Juillet 2022 : Montregard – Saint Bonnet-le-Château
Cela n’est pas une évidence sur la carte, mais pour notre circuit train + vélo, Montregard représentait la croisée des chemins. Tence, où nous avions loué et changé providentiellement de monture à l’aller, est tout proche, et il nous fallait choisir : ou bien rendre le vélo de location et mettre un terme à notre aventure, ou bien trouver une solution pour continuer à pédaler et à ferroviariser (sic). Heureusement, renarde aussi rusée que patentée, ma coéquipière n’est jamais avare d’idées : elle proposa donc à notre loueur d’acheter le vélo de location, à condition néanmoins de lui consentir une bonne reprise pour l’ancien (toujours en panne !). L’affaire fut heureusement conclue, chaque partie pleinement convaincue d’avoir fait une bonne affaire, et nous reprîmes donc la route vers la vallée de la Loire… Et comme Maîtresse Goupil n’est jamais à une ruse près, arrivée à Bas-en-Basset (non, mais quel nom !!!), elle trouva le moyen d’y recharger sa batterie à l’oeil en utilisant tout simplement les prises électriques installées pour les forains sur la place du marché…

La suite de l’itinéraire, bien qu’il oblige à une remontée de presque 500m de dénivelé, fut un enchantement. On ne peut en effet que tomber amoureux du Forez lorsqu’on traverse des villages aux dénominations aussi évocatrices et poétiques que « Saint Hilaire-Cusson-la-Valmitte » (non, mais quel nom !!) ! De toute façon, arrivés là, il eut été mal venu d’émettre la moindre réserve : Saint Bonnet-le-Château n’étant autre que le berceau familial de la charmante créature qui m’accompagne dans ce rail-trip de légende. D’ailleurs, faut-il préciser que critiquer serait en outre faire preuve de beaucoup d’ingratitude : nous y fûmes l’objet d’une hospitalité aussi généreuse que chaleureuse, de la part de cousins et cousines n’ayant pas oublié les traditions (heureuses).
Au total, pas la moindre voie ferrée à se mettre sous la roue, mais 72km et + 990m de dénivelée positive.

Mardi 26 Juillet 2022 : Saint Bonnet-le-Château – Ambert
Pour rattraper la journée d’hier, qui avait vu le ferroviaire supplanté par les transports amoureux, nous avions cette fois deux trains au programme pour pouvoir boucler notre tour du Forez (en moins de quatre-vingt jours).
En premier lieu rejoindre à vélo en fin de matinée la petite gare d’Estivareilles, située à quelques kilomètres de Saint Bonnet le Château, et point de départ de l’autorail du Haut Forez, qui la relie au village répondant au doux nom de Craponne sur Arzon (non, mais quel nom !!!). Sans oublier – ne pas sauter cette étape ! – de saluer au passage les derniers kangourous d’Auvergne…

En second lieu, après une heure d’autorail brinquebalant, et pour varier les plaisirs, avaler hardiment à vélo les 18 km et les 500m de
montée qui nous séparent de la Chaise Dieu. Sans oublier d’admirer au passage la belle église romane de Saint Victor sur Arlanc (XI-XIIe siècle) et de pique-niquer à Bonneval (qui porte bien son nom).

Ensuite, retrouver en vieux habitués la gare de la Chaise Dieu pour y embarquer dans un ultime autorail (avec étage panoramique, s’il vous plait !) et regagner Ambert, point de départ de notre boucle, par le chemin des cheminots.
Enfin, restait à remonter patiemment les seize kilomètres en direction du col des Supeyres, jusqu’au hameau du Perrier, à l’orée duquel, vidée, la batterie du vélo de Madame décida de rendre son tablier. Mais ce qui est d’ordinaire le cauchemar des cyclotouristes en vélos électriques n’avait plus aucune importance car de toute façon – adieu, vélos, batteries et sacoches ! – notre buron des Fayes ne s’atteint toujours qu’à pied ! Tout est bien qui finit donc bien !
Au total 41km et 1240 m de dénivelée positive !

PS : Navré pour les amoureux d’Yves Montand et de la petite reine mais la belle héroïne de cette émouvante romance en-cyclique ne s’appelle pas Paulette…