Donnez-nous notre train-train quotidien…

Ceci est une invitation – un rien fantasque, je le reconnais – à renouer avec la façon de voyager de nos grands-parents, eux qui commençaient par enfourcher leur bécane pour gagner la gare la plus proche avant de sauter ensuite dans un tortillard brinquebalant relié au monde civilisé de la grande ville. Et ne venez pas me dire que ces petits trains de campagne – autorails diesels plus qu’antédiluviens ou fumantes machines à vapeur d’antan – ne sont pas écolos !!! Ceci est donc à la fois – qui sait ? – le récit nostalgique des temps passés mais aussi peut-être celui, précurseur, de nos voyages à venir…

Mercredi 20 Juillet 2022 (Ambert – Vorey)

Pas question de se prélasser aujourd’hui dans une quelconque matinée amoureuse : même si les seize kilomètres qui séparent la gare d’Ambert de notre buron perdu sur les pentes des Monts du Forez sont tous ou presque en descente, il ne s’agit pas de rater notre premier train !

C’est dès cet instant crucial qu’à peine commencé, le voyage se charge pourtant de révéler au grand jour – pour le meilleur comme pour le pire – différences de caractères et de comportements. Mon intrépide colistière commence par me semer dans les rues piétonnes du centre, puis, chanceusement retrouvée à la gare (ouf !), s’éclipse de nouveau dans un tour de ville de dernière minute, sous prétexte d’y déposer quelque part un sac brutalement devenu superflu. Elle ne réapparaîtra miraculeusement qu’au moment où notre autorail sifflera trois fois le rappel, balayant d’un grand sourire les affres d’angoisse dans lesquelles elle m’avait plongé…

Suivent jusqu’à la Chaise Dieu, une quarantaine de kilomètres aussi chaotiques que sympathiques. Une heure vingt de voyage ferroviaire par monts et par vaux et à travers prés et forêts, cela peut sembler certes un peu longuet et à peine plus rapide qu’à vélo. Mais il convient de savoir qu’aujourd’hui le même trajet  d’Ambert à la Chaise Dieu par les « vrais » transports en commun ne demande pas moins de 7h56 de voyage ! Ce qu’on appelle à la SNCF le progrès ou l’optimisation ont dû hélas passer par là !

A la Chaise-Dieu, impossible d’ignorer la visite de l’abbaye. Son église abbatiale et ses orgues baroques sont très beaux mais c’est surtout l’ensemble de tapisseries flamandes du début du XVIème siècle qui constitue le chef d’oeuvre exceptionnel de ce lieu. Merveilleusement restauré et exposé, il mérite de lui consacrer une bonne partie de l’après-midi, ce que nous fîmes.

C’est une demie étape qui nous attendait ensuite jusqu’à Vorey et la vallée de la Loire (34 km et + 340m de grimpette) par Bonneval, Beaumont, Jullianges et St Pierre du Champ. Comme nous tenions à tout prix à faire preuve de notre éternelle jeunesse, nous avions opté pour le camping : nos voeux furent d’autant mieux exaucés que le Mercredi y était le jour de la soirée karaoké ! Miraculeusement cependant, bien que le record du chanter faux et même archi-faux ait été largement pulvérisé, les cieux restèrent cléments et la demie-nuit qui restait ne tourna pas au déluge !

Jeudi 21 Juillet 2022 (Vorey – Saint Bonnet le Froid)

Ce matin, nous cédons aux charmes du progrès, en embarquant, pour descendre les gorges de la Loire, non pas sur une barque, ni à bord d’un tortillard, mais dans les wagons climatisés d’un TER des plus modernes. Trente minutes d’un beau trajet : pas assez cependant pour se remettre psychiquement des horreurs sonores de notre nuit agitée. A peine débarqués à la gare du Bas-Monistrol, plantée là en pleine campagne, un différent éclate donc inévitablement : Madame exige un café pour se réveiller et prétend pour cela gagner le troquet le plus proche par le chemin le plus direct, tandis que Monsieur s’en tient farouchement à l’itinéraire initial, celui des charmants chemins buissonniers pleins de tours, de détours et parfois de demi-tours des plus retors. La journée commence donc fort bien… Un cessez-le-feu (très provisoire mais avec deux sucres) sera cependant signé peu de temps après sur la table d’un café de Monistrol sur Loire.

Cependant la série noire se confirme (en dépit d’un ciel imperturbablement bleu). A la sortie du village, un sens interdit imposé par la nationale 88 nous replonge malgré nous dans le doux délice des chemins creux qui se noient dans les ornières en pleine campagne. Nous finissons par rejoindre le village de Dunières, mais c’est pour nous apercevoir alors que la batterie de ma tendre compagne se laisse aller à des épanchements qui la laissent exsangue.

Remède : la recharger le temps d’un déjeuner dans un petit restaurant (élémentaire, mon cher Watson !). Pour s’apercevoir ensuite que si notre panse s’est bien remplie, il n’en est pas de même hélas pour la batterie…. Or, l’après-midi, nous le savons, nous réserve jusqu’à St Bonnet le Froid 12 km de montée et 300 m de dénivelée… Ce qui devait arriver donc arriva : à mi-parcours, la batterie rendit l’âme sans confession, contraignant sa propriétaire à passer brutalement du cyclotourisme à la poussette, un sport qui ne réjouit en fait que les parents d’un nouveau-né et certainement pas les cyclotouristes. L’ambiance à bord devint détestable et la météo tourna au grain, voire à une mer agitée avec forte houle. Nous finîmes cependant par atteindre St Bonnet le Froid (qui en l’occurrence portait ce jour-là très mal son nom). Et quelle chance (enfin !) mais ce jour-là, nous avions réservé en gîte d’étape et non en camping avec karaoké. Cerise sur le gâteau, nous étions ce soir-là les seuls touristes, ce qui est, on en conviendra, bien plus propice pour bouder et se faire la gueule toute la soirée.

Etape de 45 km et + 990m de dénivelée

Vendredi 22 Juillet (St Bonnet le Froid – Le Cheylard)

La nuit effaça tout et nous pûmes recharger nos batteries (à l’exception cependant de la principale intéressée, source de tous nos maux et de tous nos mots). Le salut vint du conseil donné par le garagiste local, qui nous recommanda de descendre sur Tence plutôt que de rallier directement Saint Agrève : un concessionnaire de matériel agricole y louait et vendait des VAE. Il pourrait peut-être nous dépanner. Aussitôt dit, aussitôt fait : quinze kilomètres de descente en roue libre et au final, un changement de vélo providentiel pour pouvoir reprendre la route …et notre train – train quotidien !

Nous voici donc repartis, si gais et si gaillardement optimistes que ma compagne (aux anges) se risque à me suggérer un détour après le Chambon sur Lignon. C’est ainsi que nous débarquâmes à l’heure du déjeuner dans un lieu à nul autre pareil. Perdu au fin fond des forêts, l’Arbre Vagabond abrite en même temps un bar à vins et une vraie librairie. Quoi de plus propice pour signer la paix que le partage d’un bon verre et le cadeau d’un bon bouquin ?

Comme nous avions débuté l’étape par la tournée des bistrots exotiques, il eut été dommage de s’arrêter en si bon chemin : après l’Arbre Vagabond, notre halte suivante fut donc la Maison Rose, une ancienne maison de garde barrière fort opportunément reconvertie en buvette pour cyclistes (et ils sont nombreux sur la Dolce Via !!!).

Comme les jours ne se ressemblent pas, nous avions retenu l’option camping au Cheylard. Il faisait si chaud en fond de vallée que nous nous contentâmes de monter le double toit. Hélas notre bonne étoile du jour fut fâcheusement occultée au cours de la nuit par de gros nuages d’orage, assez virulents pour mouiller une bonne partie de nos affaires. Décidément, rien ne nous serait épargné des joies rustiques du camping…

Etape de 65 km et + 520m de dénivelée.

Samedi 23 Juillet 2022 :  Le Cheylard – Tournon

Du Cheylard jusqu’aux berges du Rhône, il n’y a pas de raisons de se presser et de se prendre pour un TGV. D’abord, c’est très joli et la vallée de l’Eyrieux mérite de nombreux arrêts photos. Ensuite, c’est court (48km), tout plat et donc très facile : inutile de s’affoler ! Enfin, à mi-parcours, l’ancienne gare des Ollières sur Eyrieux, transformée elle aussi en buvette, vous ouvre grand les bras de la tentation, en vous invitant à une halte gourmande qu’il serait évidemment vain de refuser.

Malheureusement, tout se gâte en arrivant dans la banlieue de La Voulte sur Rhône, où la Dolce Via, à la signalétique jusqu’alors impeccable, s’égare dans les confins labyrinthiques d’une grandiose zone industrielle, où le seul bipède rencontré et susceptible de nous renseigner était manifestement un réfugié afghan anglophone presque aussi perdu que nous… Tout cela est d’autant plus fâcheux que nous avons rendez-vous en début d’après-midi, non cette fois avec un train, mais avec un navire, celui des Canotiers du Rhône, et que celui-ci ne
dessert La Voulte qu’une seule fois par semaine !!!

Rassurez-vous ! Nous n’avons finalement pas loupé le bateau ! C’est que décharger 40 vélos à l’arrivée, puis en recharger autant avant de repartir, c’est aussi compliqué que d’émerger d’un peloton cycliste. Cela exige un certain temps, un brin de chance et pas mal de méthode. Cela fut même si long et ensoleillé que ma compagne, prétextant d’un malaise, et arguant de la vulnérabilité de son grand âge (tu parles…), obtint le privilège d’être la première à monter à bord ! Comme quoi, nul ne sert de courir, il faut toujours ruser à temps !

L’après-midi tint toutes ses promesses, celle d’une vraie croisière où la Dolce Via se prolonge en Dolce Vita. Lente remontée du fleuve, passage palpitant des énormes écluses de la Compagnie Nationale du Rhône, chasse aux petits dériveurs inconscients, le tout assorti d’un délicieux petit en-cas gourmand (encore un, mais çà ne se refuse définitivement  pas !). Plaisir décuplé – çà va de soi – par celui, un rien sadique, de voir sur les berges d’autres cyclotouristes pédaler le long de la Via Rhôna, à contre-courant et avec le vent dans le nez.

Cet enchantement prit fin brutalement sur le quai fluvial de Tournon, en plein centre-ville. Ce fut une collision de plein fouet avec la modernité et sa pollution que de rejoindre ensuite à vélo la gare du Mastrou (notre petit train du lendemain) et le camping voisin. Adieu la
Dolce Via !

Dimanche 24 Juillet 2022 : Tournon – Montregard

Aujourd’hui, finis les délices de Capoue et adieu les croisières : nous devons en effet enchaîner (et à toute vapeur, s’il vous plait !) deux tortillards justement célèbres pour leurs nuages de fumée et leurs pluies d’escarbilles. Le premier est le « Mastrou ». Reliant Tournon à Lamastre en remontant les gorges du Doux, il est de loin le plus connu et le plus fréquenté des petits trains de notre périple (c’est simple, c’était archi-comble).

Le second, moins connu mais d’autant plus ambitieux, s’est arrogé le titre pompeux d’« Express du Velay » : il part de Saint-Agrève et, sifflotant tout le long du trajet, achève son périple cahotant et chaotique dans une petite gare perdue au milieu de nulle part : Raucoules. Mais nous, on s’en moquait puisqu’on avait nos vélos en soute (oh, pardon, dans le fourgon postal !).

Pour achever le tableau de route, il convient de savoir que notre premier train était censé atteindre Lamastre vers midi tandis que le second démarrait de Saint Agrève dès 15h. Entre les deux bourgades, pas moins de 25km à vélo et plus de 800m de dénivelée positive : on imagine donc aisément le challenge et le suspense infernal de cette journée ! Dans ce cas, le mieux reste de garder sonImageImage flegme : pas question, donc, de renoncer en chemin à une petite halte-déjeuner dans le bistrot d’un charmant village médiéval (Désaignes), histoire de décrisper un peu la mâchoire des héros !

Non seulement nous arrivâmes à temps à la gare de Saint-Agrève, mais ce fut pour découvrir que, pour mieux mériter son rang d’« Express du Velay »,  le dernier wagon du train n’était rien d’autre qu’une véritable voiture bar de la Belle Epoque. Inutile de préciser Image
que nous y prîmes aussitôt nos quartiers !

Vélos et passagers débarqués 27 kilomètres plus loin, à Raucoules, il ne nous restait plus qu’à rallier le gîte réservé pour la nuit : le bien-nommé Bois du Médecin, égaré dans la forêt aux alentours du village de Montregard.  Une halte insolite et accueillante (un dôme) qui valait mille fois mieux que tous les campings 4 étoiles des jours précédents ! Eh, oui, je sais, on vieillit…

Au total,  pour cette farouche étape contre-la-montre,

Lundi 25 Juillet 2022 : Montregard – Saint Bonnet-le-Château

Cela n’est pas une évidence sur la carte, mais pour notre circuit train + vélo, Montregard représentait la croisée des chemins. Tence, où nous avions loué et changé providentiellement de monture à l’aller, est tout proche, et il nous fallait choisir : ou bien rendre le vélo de location et mettre un terme à notre aventure, ou bien trouver une solution pour continuer à pédaler et à ferroviariser (sic). Heureusement, renarde aussi rusée que patentée, ma coéquipière n’est jamais avare d’idées : elle proposa donc à notre loueur d’acheter le vélo de location, à condition néanmoins de lui consentir une bonne reprise pour l’ancien (toujours en panne !). L’affaire fut heureusement conclue, chaque partie pleinement convaincue d’avoir fait une bonne affaire, et nous reprîmes donc la route vers la vallée de la Loire… Et comme Maîtresse Goupil n’est jamais à une ruse près, arrivée à Bas-en-Basset (non, mais quel nom !!!), elle trouva le moyen d’y recharger sa batterie à l’oeil en utilisant tout simplement les prises électriques installées pour les forains sur la place du marché…

La suite de l’itinéraire, bien qu’il oblige à une remontée de presque 500m de dénivelé, fut un enchantement. On ne peut en effet que tomber amoureux du Forez lorsqu’on traverse des villages aux dénominations aussi évocatrices et poétiques que « Saint Hilaire-Cusson-la-Valmitte » (non, mais quel nom !!) ! De toute façon, arrivés là, il eut été mal venu d’émettre la moindre réserve : Saint Bonnet-le-Château n’étant autre que le berceau familial de la charmante créature qui m’accompagne dans ce rail-trip de légende. D’ailleurs, faut-il préciser que critiquer serait en outre faire preuve de beaucoup d’ingratitude :  nous y fûmes l’objet d’une hospitalité aussi généreuse que chaleureuse, de la part de cousins et cousines n’ayant pas oublié les traditions (heureuses).

Au total, pas la moindre voie ferrée à se mettre sous la roue, mais 72km et + 990m de dénivelée positive.

Mardi 26 Juillet 2022 : Saint Bonnet-le-Château – Ambert

Pour rattraper la journée d’hier, qui avait vu le ferroviaire supplanté par les transports amoureux, nous avions cette fois deux trains au programme pour pouvoir boucler notre tour du Forez (en moins de quatre-vingt jours).

En premier lieu rejoindre à vélo en finImage de matinée la petite gare d’Estivareilles, située à quelques kilomètres de Saint Bonnet le Château, et point de départ de l’autorail du Haut Forez, qui la relie au village répondant au doux nom de Craponne sur Arzon (non, mais quel nom !!!). Sans oublier – ne pas sauter cette étape ! – de saluer au passage les derniers kangourous d’Auvergne…

En second lieu, après une heure d’autorail brinquebalant, et pour varier les plaisirs, avaler hardiment à vélo les 18 km et les 500m deImage
 montée qui nous séparent de la Chaise Dieu. Sans oublier d’admirer au passage la belle église romane de Saint Victor sur Arlanc (XI-XIIe siècle) et de pique-niquer à Bonneval (qui porte bien son nom).

Ensuite, retrouver en vieux habitués la gare de la Chaise Dieu pour y embarquer dans un ultime autorail (avec étage panoramique, s’il vous plait !) et regagner Ambert, point de départ de notre boucle, par le chemin des cheminots.

Enfin, restait à remonter patiemment les seize kilomètres en direction du col des Supeyres, jusqu’au hameau du Perrier, à l’orée duquel, vidée, la batterie du vélo de Madame décida de rendre son tablier. Mais ce qui est d’ordinaire le cauchemar des cyclotouristes en vélos électriques n’avait plus aucune importance car de toute façon – adieu, vélos, batteries et sacoches ! – notre buron des Fayes ne s’atteint toujours qu’à pied ! Tout est bien qui finit donc bien !

Au total 41km et 1240 m de dénivelée positive !


PS : Navré pour les amoureux d’Yves Montand et de la petite reine mais la belle héroïne de cette émouvante romance en-cyclique ne s’appelle pas Paulette…

CORSICA SERIES

1er Avril 2022 – TOULON – BASTIA

Premier Avril. Rien à voir pourtant avec une farce ou une blague douteuse. D’ailleurs, aucun doute n’est permis ce soir : le seul déplacé qui embarque sur le ferry pour Bastia, c’est bien moi. L’ami Fred, fidèlement, veille à la manœuvre et nous largue avec nos deux vélos sur les quais de Toulon. Il y règne un vent à démâter n’importe quel navire. Nous ne le savons pas encore, mais ce ne sont que les prémisses de ce qui nous attend en Corse. Le grand souffle de l’aventure, en quelque sorte… Le tout est plutôt de savoir où se niche la véritable aventure. Car pour une fois je ne pars pas seul, mais avec une charmante compagne de voyage, rencontrée sur un site bien connu de rencontres écolos. A ce stade de l’histoire, seul l’avenir peut dire si nos cotisations réciproques auront été un bon investissement affectif ou rien qu’une farce de 1er Avril … Mais bon, c’était déjà trop tard pour nourrir des regrets : les amarres étaient larguées et les dés jetés.

2 Avril 2022 – BASTIA

Il pleut sur Bastia. Il neige sur les hauteurs qui dominent la ville. De sombres nuées plombent le ciel. La ville revêt au petit jour le charme lugubre d’un port breton en hiver… Il fait un temps à ne pas mettre un cycliste dehors, sauf peut-être escorté d’un Terre Neuve dressé au sauvetage en mer. C’est le moment opportun que choisit le dérailleur de ma nouvelle compagne d’aventure pour pousser son petit caprice. Bon ! Ce n’est après tout que le premier test pour une équipe qui est encore loin de constituer un tandem :  rester aussi flegmatique qu’un Corse devant un fourgon de CRS, analyser (très froidement) le problème, tenter une réparation de fortune, et finir par dénicher providentiellement le seul marchand de cycles du centre-ville (« Cycles 20 » pour mieux le dénoncer).

Cette divertissante péripétie de mise en jambes nous ayant ouvert l’appétit, nous sommes logiquement tombés du premier coup sur le plus corse des petits restaus de la ville. C’est à la lumière de ce genre de pseudo-hasards heureux que nous nous sommes découverts un premier penchant commun : celui d’être tous les deux de fins museaux, autrement dit des gourmands. Chez Adeline, nous nous sommes vus attribuer la dernière table libre, et tant pis si elle était par ce froid juste à côté de la porte (toutes les autres tables étant occupées par les habitués, j’allais dire par « la famille »). Adeline (« Chez Ada ») restera mon meilleur souvenir de Bastia.

L’après-midi fut écourté par de vigoureuses et convaincantes averses de grêle, nous forçant à abréger la visite de la citadelle et à nous réfugier dans l’appartement généreusement mis à notre disposition par des amis corses. Un bijou perché sous les toits, au milieu des nids de mouettes et juste au-dessus du vieux port, mais défendu par quatre volées d’escalier presque aussi raides qu’une piste de bob.

3 Avril 2022 – BASTIA – VENZOLASCA (38km +200m)

Il fait plus que frais, ce matin, mais l’étape commence par une romantique promenade de bord de mer. Et puis, plus rien ne nous tombe sur la tête, même pas le ciel qui, ce matin, s’est lavé la frimousse. Hélas, ce qui pouvait presque prétendre au rang de piste cyclable s’achève en impasse au bout de quelques kilomètres à peine et pas d’autre issue alors que d’enfiler la route à quatre voies jusqu’au stade de Furiani. Ensuite, c’est heureusement plus plaisant : une route certes fréquentée, mais bordée d’une allée cyclable, fait le tour de la lagune de Biguglia, classée en réserve naturelle. Même si le soleil repousse inexorablement les assauts de la neige, les montagnes en robes de premières communiantes nous lancent des oeillades époustouflantes par-dessus le miroir de l’étang.  C’est simple : on se croirait presque revenus au Cap d’Antibes, avec les Alpes enneigées en toile de fond !!!

Nous déjeunons sur le parvis de la belle et sévère église romane de La Canonica (début du XIème siècle). La fin du parcours est bien moins excitante, qui nous ramène pour quelques kilomètres sur la grande route. Un dernier rond-point et nous quittons définitivement (ou presque) la civilisation, en empruntant la départementale qui s’élève vers notre premier village perché, Venzolasca. Nous ne dépasserons pas aujourd’hui les 150m d’altitude, mais nous pénétrons tout de même immédiatement dans la Corse des montagnes, celle des petits villages, celle des petites routes aussi tortueuses que désertes, celle des paysages mariant mer et montagnes, celle que nous sommes venus rechercher.

4 Avril 2022 – VENZOLASCA – ROCCA SOPRANA (38km +1130m)

Une route qui serpente et s’élève doucement en s’ouvrant à gauche sur la mer et sa ligne rectiligne d’horizon et à droite sur les découpes acérées des crêtes enneigées. Un premier col, celui de Sant’Agostino et nous voici déjà à presque 700m d’altitude. Et puis, sur chaque éperon ou replat de terrain, une église, un hameau… Tiens ! Deux vélos chargés, abandonnés devant le café du village ! Nous y rencontrons deux jeunes femmes voyageant elles aussi en deux roues, en dépit des rudes conditions météo. Un thé partagé, quelques minutes d’échanges chaleureux : tout ce qui fait le bonheur du voyage à vélo (prendre toujours le temps de…), tout ce qui dissipe le froid de la route, avant que les nôtres ne se séparent de nouveau.

Déjeuner au chaud est aujourd’hui impératif mais nous impose un petit détour par le village de La Porta, où se trouve le seul restau ouvert du coin, « U Franghju ». Les patrons seront aux petits soins pour nous, d’autant que nous sommes leurs seuls clients : leur cuisine est un vrai régal !  Pour expier ces abus gourmands nous attend la rude montée de notre troisième col de la journée, la Bocca di U Pratu, à presque 1000m d’altitude. Et comme il ne faut jamais bouder son plaisir, je m’accorde celui d’oublier un gant au pied de l’ascension (ah, la photo…), ce qui me vaut une seconde tournée gratuite de montée. Mais le vent et le froid sont tels aujourd’hui que descendre est presque plus pénible que grimper, même avec un gant retrouvé !


Heureusement, nous sommes presque arrivés au terme de notre étape, le hameau perdu et perché à 950m d’altitude de Rocca Soprana, au-dessus de Morosaglia. Quelques maisons en ruines, quelques autres restaurées, une table et des chambres d’hôtes, enfin tout autour une vue immense ouverte sur les montagnes… Et puis demain, il fera beau : le jeu des nuages nous en fait ce soir la solennelle promesse.

5 Avril 2022 – ROCCA SOPRANA – FAVALELLO (45km +640m)

Chose promise, chose due : ce matin, le soleil est revenu à la bonne humeur. L’itinéraire est une route en balcon qui enchaine les petits cols les uns après les autres et le long de laquelle se succèdent une multitude de villages et de hameaux. Au long de la journée (l’étape est courte), nous nous offrons le luxe de quelques détours aussi gratuits qu’inutiles pour rendre visite à certains d’entre eux : Castineta, Loriani, Alando. Routes et villages sont déserts. Notre seule vraie rencontre de la journée est celle d’un berger philosophe qui se laisse mener par son troupeau de brebis bien plus que le contraire. Nous croisons par ailleurs sur la route davantage de cochons et de vaches en liberté que d’humains à pied ou à quatre roues. Le soir, nous sommes redescendus à 300 m d’altitude et nous voici à 9 kilomètres seulement de Corte.

6 Avril 2022 – FAVALELLO – VEZZANI (45km +1120m)

Le lendemain, il faut commencer par remonter ce que nous avons dévalé la veille pour atteindre le village d’Erbajolo, perché à 750m. Une belle route en corniche nous conduit ensuite au village d’Altiani. Dans un coin de la petite place, un bar (le Sansonetti) est providentiellement ouvert : nous nous y engouffrons car il est temps de déjeuner. Le patron qui allait fermer l’établissement appelle son épouse à la rescousse pour nous sauver de la famine. C’est à leur seule gentillesse que nous devrons de repartir le ventre plein. Compréhension et empathie pour des touristes voyageurs, mais surtout volonté de maintenir ouvert le dernier foyer de vie et de rencontre de leur communauté villageoise. Chapeau !!!

Une belle descente ensuite, pour traverser – privilège des piétons et des cyclistes – le Tavignano sur le pont génois d’Altiani (XIVème siècle). Suivent les seuls trois kilomètres de route nationale de notre traversée de la Corse (enfin, presque !). La fin de cette étape est une belle remontée vers les villages de Noceta et Vezzani (800m d’altitude), pimentée par le retour du mauvais temps : c’est sous une pluie glaciale que nous parvenons jusqu’aux petits chalets de notre hôte du soir, lequel, ému par notre situation de pénurie alimentaire (l’épicerie de Vezzani était fermée), nous évite la famine (pour la seconde fois de la journée !) à grand renfort de saucisson et de fromage : vive la Corse !!!

7 Avril 2022 – VEZZANI – GHISONI (30km +510m)

Une courte étape, avec un fait divers qui illustre à merveille le climat en Corse dès lors que l’on sort des sentiers battus. Pour passer d’une vallée à l’autre, le petit col de Cardo. Hélas, la route est fermée pour travaux et la déviation nous impose 15 kilomètres supplémentaires au vu de la carte. Nous décidons donc, en bons Français indisciplinés, d’ignorer l’interdiction et de tenter notre chance. Mais 2 kilomètres plus loin, la route est bel et bien fermée de grands grillages infranchissables. Nous parlementons avec les ouvriers et ce sont eux qui finalement nous aideront à franchir le barrage. Merci, les gars, et vive le vélo ! Que dire de plus, sinon que la route qui remonte ensuite les gorges de l’Inzecca et des Strette est magnifique.

8 Avril 2022 – GHISONI – SERRA DI SCOPAMENE (69km +1140m)

C’est notre plus longue étape puisqu’elle implique de franchir deux cols : celui de Verde (1289m) et celui de la Vaccia (1193m). Mais tout ce dont je me souviens, c’est que ce fut splendide tout du long même si la descente du premier col fut le théatre de notre premier et seul différent à propos de l’itinéraire : Il était dix ou onze heure du matin et ma compagne était irrésistiblement attirée par le village le plus proche, dans l’espoir (fou) d’y trouver un petit café accueillant et un grand chocolat chaud… Heureusement le soleil vint à ma rescousse, dissipant ses fantasmes de réchauffement non climatiques, et, quelle chance, nous avons même eu la chance de dénicher ensuite un petit restaurant ouvert à Zicavo. Quant au gîte d’étape de Serra di Scopamène, dont nous étions les seuls clients, que dire sinon un merci grand comme çà à Sabrina, sa gérante, pour son accueil ?

9 Avril 2022 – SERRA DI SCOPAMENE – L’OSPEDALE (33km +450m)

Sainte Marie, une petite chapelle romane du XIème siècle blottie au bout d’un chemin creux bordé de vieux murs. Des angelots baroques y folâtrent gaiement sur l’autel : il faut dire qu’il fait si beau ce matin… A la sortie du village de Quenza, un panneau excite notre curiosité : il nous fait découvrir un joli jardin, orné de sculptures contemporaines. Hélas, notre époque qui a tout pour nous rendre heureux, parait hantée par la mort, figurée dans plusieurs œuvres. Les humains ne sont plus que de froids androïdes. Mais où est donc passée la gaité des anges ?


Après avoir franchi la Bocca d’Ilarata (991m), nous abandonnons nos vélos (en les cachant derrière les toilettes !) et partons pour une belle randonnée jusqu’à la cascade de la Piscia di Gallu (la Pisse du Coq !). Le site est beau et après le mauvais temps des jours précédents, la chute d’eau s’est muée en une cataracte grondante. Mais ce sont surtout les vues sur la mer et les rochers transformés en sculptures par l’érosion qui font le charme de cette balade.   


Quand nous retrouvons nos bécanes, nous ne sommes plus seuls : le vent s’est invité, assez violent pour provoquer quelques belles embardées, surtout sur les rives du lac d’Ospedale. C’est le moment que choisit ma compagne pour tenter une échappée : pour échapper aux ardeurs d’Eole (ou bien aux miennes ? Je vous laisse le choix…), elle plonge dans la descente sur Porto Vecchio comme si elle avait le diable à ses trousses. Emportée par la vitesse, elle dépasse le gite du village sans même le voir.  Ce n’est qu’un kilomètre ou deux plus loin que je parviens à stopper son élan : il ne reste plus qu’à éclater de rire et à remonter… Quelle belle journée !

10 Avril 2022 – L’OSPEDALE – SOTTA (30km +180m)

Pour éviter la circulation automobile de cette journée électorale, nous nous glissons sur les petites routes de l’arrière-pays de Porto-Vecchio, rejoignant Sotta par le village de Muratellu. L’après-midi, un petit tour à la plage et autour de la Punta di a Chiappa ne nous épargnera cependant pas quelques tronçons de route nationale. Après une semaine de solitude sur les routes de montagne, la côte nous parait soudain bien fréquentée ce Dimanche. Heureusement les chemins de traverse, bordés de chênes-liège, de vignes ou de garrigues restent un pur enchantement….

11 Avril 2022 – SOTTA – BONIFACIO AR (48km +830m)

Ce contraste entre nationales infernales et petites routes paisibles, nous le vérifierons encore le lendemain, notre dernier jour de vélo, en allant visiter Bonifacio en aller-retour : dix kilomètres de ligne droite sur la N10, c’est bien assez pour saturer !!!  Et Bonifacio ? Site grandiose et cité pleine de caractère, mais déjà assaillie par les premières vagues de touristes… Je n’ose m’imaginer ici à vélo en pleine saison. Il est temps (hélas) de prendre le chemin du retour…  

L’an prochain, nous partirons de Bonifacio ou de Propriano pour aller découvrir la Sardaigne. Et tant pis pour le vent ou le froid, mais ce sera comme cette année, en Avril, c’est-à-dire …juste  avant tout le monde et surtout seuls tous les deux !

SHADOW LIFE

C’est une BD réservée aux plus de 77 ans. Je l’ai donc lue en cachette, ajoutant le plaisir de la transgression à celui de la lecture. Car, inutile de le cacher, je me suis régalé en découvrant ce manga canado-nippon à nul autre pareil. Il faut avouer que son héroïne n’est pas sans me rappeler ma propre mère … et chacun sait que les mâles restent d’éternels petits enfants à la recherche de leur maman. Sauf qu’ici, Kumiko n’a pas deux garçons, mais trois filles (ce qui est, vous me l’accorderez, bien plus fâcheux). D’ailleurs, la preuve : ses filles ont décidé  – évidemment pour son bien  –  de la placer dans une maison de retraite ORPEA , « les Pâturages Verts », le genre d’établissement où les places sont chères à tout point de vue (« Tu sais que çà faisait trois ans que tu étais sur la liste d’attente des Pâturages Verts, M’man ? »).

Le seul Hic de cette providentielle et coûteuse mise à l’abri, c’est que « personne n’a envie qu’on lui dicte sa vie », et surtout, surtout pas Kumiko, qui entend bien continuer à mener seule sa barque ! Elle s’offre donc une petite fugue, que raconte la première partie (et la plus belle pour moi) de ce manga. Elle loue un petit appartement et mène sa vie. Rien que de très ordinaire pour une personne âgée, sauf que cette liberté retrouvée peuple son quotidien de rencontres, toutes pleines d’humanité et venues d’âges différents. Tout ce qui lui manquait dans sa maison de retraite. Cela va du chauffeur de bus qui la fait voyager sans billet et ne démarre que lorsqu’elle s’est assise, à son jeune voisin de palier, qui lui apporte de quoi dîner, ou à la vendeuse d’électro-ménager du magasin tout proche. Kumiko va même rompre sa solitude – elle avait coupé avec toutes ses vieilles copines (« Oooh, ces vieux machins ! Elles sont gentilles, mais leurs conversations étaient d’un ennui… ») – et renouer avec Alice, sa meilleure amie, ou plutôt son amante de jeunesse, révélant du même coup à ses filles totalement sidérées sa bi-sexualité et son anti-conformisme viscéral.

Malgré tout çà, Kumiko n’échappe pas à la loi de la vie, celle qui nous condamne tous à être un jour rattrapés par la mort. Elle rêve bien un instant d’essayer de marchander avec elle, comme Tithon, celui qui avait souhaité la vie éternelle, mais en oubliant de demander la jeunesse éternelle. « Mais ai-je vraiment envie de marchander avec la mort ? Je ne suis pas assez désespérée. ». Une mauvaise chute et une fracture, la menace d’un mélanome, puis une attaque cardiaque : Kumiko est poursuivie par la mort, présence têtue, incarnée tantôt par l’ombre d’un chat noir, tantôt par des fantômes évanescents, tantôt enfin par une effrayante araignée. Elle résiste, lutte, se débat, surnage, repousse le rendez-vous fatal, boucle le chat noir dans le sac de l’aspirateur, le saupoudre de sel pour le neutraliser, résiste à la douce tentation de rejoindre son mari bien-aimé (elle est veuve), il n’empêche qu’elle se voit inexorablement rattrapée par la maladie. Je ne vous dirai pas la fin de l’histoire (çà ne serait pas du jeu), sauf qu’elle se passe aux urgences.

            Pour conclure, je me contenterai de reprendre le commentaire d’un des acteurs : « vous êtes un sacré bout de vieille femme ». Je me permettrai d’ajouter – même si je suis encore bien jeune pour avoir tout compris (je n’ai que 72 balais, et en plus, le livre fait référence à un univers imaginaire nippon pour lequel nous manquons de références), que ce manga est une sacrée leçon de vie ! Et un livre profondément bouleversant…

Arsène Chassenouille, correspondant de guerre sur le front nippon (à la retraite).