Lorsque j’ai voulu descendre du ferry, arrivé à Puerto Edén, l’officier qui contrôlait les passagers était tellement incrédule qu’il me retînt par la manche, vérifia deux fois que j’étais sur la liste des descendants et me demanda si j’avais bien un hébergement sur place. Je répondis affirmativement avec tout l’aplomb que donne le mensonge et seulement alors il m’autorisa à débarquer. Cela suffit, je pense, pour mesurer à quel point cette halte des ferries de Patagonie est loin d’être encore devenue un incontournable du tourisme.

En réalité, j’allais avoir cinq jours sur place pour vérifier que nous n’étions en tout et pour tout que 6 « étrangers » au village : 5 jeunes chiliens des services vétérinaires venus travailler sur l’île et un seul authentique touriste : moi-même. A côté de Puerto Éden, Puerto Williams et l’île de Navarino, bien qu’encore très confidentiels par rapport à Ushuaia, m’ont paru rétrospectivement comme de hauts lieux du tourisme.

Une fois débarqué, je me suis lancé à la recherche d’un toit pour les cinq nuits à venir (je n’avais plus ni tente, ni duvet). Je n’ai pas eu à aller bien loin. Juste en face du quai, une pancarte affichait « Hospedería Yekchal, là où commence l’aventure en Patagonie”. Cela m’allait plutôt bien comme programme… Trouver Patricia, la tenancière, fut l’affaire de quelques minutes. Conclure l’affaire elle-même en prit au moins trois de plus. J’avais un lit, une petite chambre et la pension assurée…

Une fois résolus les soucis d’intendance, le problème inhabituel que pose tout séjour à Puerto Edén, c’est simplement celui de savoir qu’y faire. Rien à visiter. Aucune route sur l’île et donc ni voiture, ni vélo. Et un seul itinéraire pédestre : la traversée du village, suivie de l’ascension du mirador, sur la colline qui le domine. Le tout se parcourant raisonnablement en moins d’une petite heure…

A défaut d’être un haut lieu du tourisme, et entre deux passages de ferries, ce lieu ne peut être que celui du temps immobile et suspendu, celui de la non-visite, de la pure contemplation, de la méditation et de la lecture en dégustation. Exactement ce que je recherchais, après mes semaines d’itinérance précédentes. Ça tombait plutôt bien, en outre, vue la météo exécrable qui régnait sur la côte chilienne : du vrai temps de chien patagon. Depuis trois jours, les éclaircies ne dépassent pas les dix-quinze minutes, les grains ne cessent de vous coller des gifles en retour aux éclats fulgurants du soleil, et la neige descend sur les montagnes en même temps que la nuit et les nuages. Autrement dit, un temps imprévisible au-delà des cinq prochaines minutes, mais entêté comme un cancre dans sa médiocrité. C’était juste l’idéal pour pouvoir photographier Puerto Edén sous son vrai jour, d’autant que mon vieux Nikon, éliminé de ma rando précédente en raison de son sur-poids, avait de ce fait miraculeusement échappé à la noyade dans le Rio fatal.

Puerto Edén se situe entre Puerto Natales ( commune à laquelle il est rattaché bien que situé à plus d’un jour de bateau) et Puerto Montt ( à trois jours) . Le village du continent le plus proche, Caleta Tortel, se trouve à dix ou douze heures de navigation. Il n’y a même pas une piste d’atterrissage de fortune. Les maisons s’égrènent` sur le rivage d’une île (Wellington), au beau milieu d’un immense archipel vierge de toute occupation humaine et entièrement classé en Réserve naturelle (Katalalixar : 674 000 hectares) ou en Parc national (O’Higgins). Pour donner l’échelle, ce dernier couvre la bagatelle de 3 526 000 hectares (celui du Mercantour ne fait pour info qu’environ 170 000 hectares). Abrité derrière des montagnes perpétuellement enneigées, il tourne le dos au Pacifique (qui n’en a ici que le nom) et n’existe administrativement que depuis juste 50 ans. Ce fut en fait l’un des derniers refuges de ces nomades marins-pêcheurs, les Kaweskars, qui peuplaient les canaux chiliens bien avant l’arrivée des colons en Patagonie.

Étendu sur un kilomètre de rivage, le village se donne bien des petits airs de Caleta Tortel, avec sa longue passerelle en bois accrochée au-dessus du rivage. Mais les maisonnettes sont moins pimpantes. Certaines cachent mal leur abandon derrière un maquillage végétal envahissant. Même la promenade bute souvent sur des passages aux planches disjointes et rongées par l’humidité.

De toute façon, aucune Carretera Austral providentielle ne viendra jamais désenclaver Puerto Edén, et, à raison de deux petits ferries par semaine, l’affluence touristique n’est pas pour demain. A l’image des peuples premiers retranchés dans ce bout du monde, le village, replié sur lui-même, vit un peu comme un refuge intemporel, où se perpétuerait, même si ce n’est pas aujourd’hui en totale autarcie, la vie humble, dépouillée mais paisible de ses fondateurs, une vie entièrement dédiée à la mer.

Une maison de bric et de broc, construite d’un patchwork coloré de tôles ondulées. Un abri de guingois pour le bois de chauffage. Un bateau qui remplace avantageusement notre sacro-sainte bagnole, que l’on peut entretenir durablement soi-même, et qui sert ici à tout : la pêche, les moules, aller faire du bois, se déplacer au quotidien. L’électricité, fournie 12h par jour via un groupe électrogène ( encore une aberration écologique) est gratuite. La tentation consumériste se réduit à deux « supermercados » qui n’en ont que le titre grandiloquent (j’ai vidé leurs stocks en achetant deux plaques de chocolat) et celle du tourisme à deux « hospedajes » rudimentaires de quelques lits chacun.

A Puerto Edén, les hommes mènent exactement la même vie que les chiens et les chats : centrée sur la satisfaction de besoins essentiels, rythmée paisiblement par l’immuable des marées et des saisons, adaptée aux caprices changeants du temps. A l’autre bout du monde, certes, mais surtout aux antipodes de nos appétits factices, de nos incessants coups de stress, de notre obsession d’avoir et de paraître…

Pour moi, un véritable paradis perdu, celui du rêve hippy de ma génération, celui où mener une vraie vie de chien reste encore possible… Dormir sans peurs, ni cauchemars, manger juste à sa faim, vagabonder librement, grappiller quelques framboises et quelques grains de beauté, aboyer gaiement en cœur de temps en temps parce que ça soulage, pousser tranquillement la causette ou la chansonnette le reste du temps, s’offrir le luxe insensé d’ignorer montres, horloges et smartphones…
