Après 5 jours passés à Puerto Éden, débarquer à Puerto Montt, la ville chilienne qui se veut un symbole de croissance, de prospérité et de (fausse) modernité ne pouvait être qu’un violent choc frontal. C’est la statue mégalomane d’un couple qui incarne sur le front de mer ce pur fantasme contemporain. Il ne contemple pas l’océan en échangeant amoureusement un baiser. Non ! Il reluque avec concupiscence le plus grand centre commercial de la région (une monstruosité architecturale aussi prétentieuse que conformiste) et rêve de partir en croisière sur l’un de ces monstres maritimes venus admirer une ville qui ne le mérite pourtant pas.

Il me fallait donc repartir au plus vite en pèlerinage vers un nouveau sanctuaire, de ceux où se réfugie la vraie vie, de ceux où les hommes se fondent dans la nature au lieu de la détruire. Ces lieux ne sont pas aujourd’hui si faciles à trouver. En outre, plus ils se raréfient, plus ils sont recherchés. Ainsi, la vallée de Cochamo, sur laquelle j’avais fantasmé un premier temps : inconnue il y a une dizaine d’années, elle est aujourd’hui le Yosemite chilien, grandiose certes, mais devenue totalement infréquentable au mois de Février (l’équivalent du mois d’Aout chez nous).

C’est alors que je suis tombé sur sa voisine, la vallée du Rio Puelo. Profonde de 80 kilomètres, elle offre d’incontestables avantages ne pouvant que contribuer à limiter sa fréquentation touristique. Tout d’abord, c’est un cul de sac automobile. Certes, la liaison avec l’Argentine et El Bolson est bien prévue, mais, comme souvent ici, toujours remise aux calendes grecques, car quand ce n’est pas un des deux pays qui traine des pieds, c’est forcément l’autre. Aujourd’hui, la frontière ne se franchit toujours qu’à pied, à cheval ou en bateau (sur le Lago Puelo) et c’est très bien ainsi.
Ensuite, l’accès même à la vallée se heurte à l’incontournable franchissement d’un lac, le Lago Tagua Tagua, long d’une vingtaine de kilomètres, et au service duquel se dévoue inlassablement toute la journée un minuscule ferry, dont la capacité est seulement d’une trentaine de passagers et de dix voitures, ce qui signifie pour celles-ci, en été, plusieurs heures d’attente… et c’est très bien ainsi.

El Parque Tagua Tagua
Enfin, je le confesse ici, j’ai de nouveau cédé aux sirènes et aux tentations du secteur privé, en dépit de toutes mes vertueuses indignations précédentes d’écolo-gaucho. La vallée du Rio Puelo abrite en effet une petite réserve naturelle privée, le Parque Tagua Tagua (3000 ha). Il s’agit en fait d’une petite vallée secondaire, colonisée à la fin du XIXeme, puis abandonnée en raison de son accès difficile. Elle n’est en effet accessible qu’en traversant le lac en bateau. C’est un peu l’équivalent du vallon des Tourres en hiver dans notre Val d’Entraunes, et même s’il manque à l’arrivée notre Guislaine, deux coquets petits refuges y attendent aujourd’hui le randonneur, respectivement à 3 et 5h de marche du bord du lac. Il faut monter sa nourriture, mais on dort au sec et sans être entassés les uns sur les autres, car la réservation est obligatoire et le nombre de visiteurs limité à la capacité des cabanes (une vingtaine de randonneurs maximum par jour). Deux gardes assurent le fonctionnement de la réserve, renforcés pour l’été par une dizaine de jeunes volontaires bénévoles.

Quitte à m’enfoncer encore davantage, je dirais que je ne regrette rien de mes turpitudes neo-libérales et de ma petite expédition de trois jours dans cette réserve privée de Tagua Tagua. Accueil super sympa des jeunes volontaires. Partages toujours généreux et échanges toujours chaleureux avec les randonneurs chiliens. Des refuges parfaitement entretenus, implantés dans des sites superbes, et dont le toit s’apprécie vraiment, surtout après une journée entière de randonnée sous la pluie.

Et puis il y a la vallée elle-même, serrée entre ses parois glaciaires où ruisselle le chant vertical des cascades, colonisée par une forêt cathédrale ayant échappé aux incendies, dense d’humidité et de végétation, touffue de mousses, de lichens, de fougères et de bambous. Une pénombre magique, dont le seigneur est l’alerce, un cyprès qui peut rivaliser en tour de taille et en âge avec les séquoias géants d’Amérique du Nord. Seules ouvertures sur le ciel, mêlant leurs brumes aux maléfices des nuages, les tourbières et les eaux dormantes des lacs y ont des couleurs et des secrets d’alchimistes. Au milieu de tout cet étrange, un rayon de soleil suffit à faire d’une fougère une œuvre d’art contemporain, d’une toile d’araignée une installation aussi élégante qu’éphémère, et l’on ne sait plus, à se baigner les yeux dans du vert, de quelle autre couleur pourraient bien se réclamer les eaux, le feuillage et le ciel.

Pour l’homme, cela donne un terrain terriblement difficile, dont les pièges sont tendus d’eaux, de racines, de rochers, de souches et de branches mortes pourrissant dans un cimetière sans fin. Si le sentier n’avait pas été remarquablement aménagé (et il reste cependant souvent malaisé), plus personne ne remonterait aujourd’hui ce vallon perdu. Et l’on songe alors aux premiers colons, allemands pour la plupart, qui usèrent plusieurs générations dans des lieux aussi invraisemblables…

La haute vallée (Llanada Grande)
Après ces trois jours de randonnée dans la réserve de Tagua Tagua, il était devenu hors de question pour moi de ne pas poursuivre vers le haut l’exploration de la vallée de Puelo. Je n’avais pour tout renseignement que le nom d’un village, Llanada Grande, et celui d’un gîte. Je suis monté dans le petit car qui, une ou deux fois par jour, attend patiemment l’arrivée du ferry, puis arpente (gratuitement) toute la vallée en amont du lac. Après une vingtaine de kilomètres sur une piste poussiéreuse, il s’est arrêté devant une épicerie. Nous étions à Llanada Grande. En réalité, dans la haute vallée, il n’y a jamais eu de village digne de ce nom. Seulement des foyers de colonisation dispersés partout dans la nature. Llanada Grande n’a jamais eu d’autre vertu que d’être approximativement à mi-chemin, là où l’on s’arrête pour vider un verre ou s’offrir une glace (à commencer par le chauffeur).

A peine avais-je demandé quelques renseignements sur l’emplacement de mon « hospedaje » qu’une passagère et ses deux fils s’offrirent à me guider. Or la ferme auberge en question se trouvait finalement à presque deux kilomètres du « centre ville »… À peine arrivé sur place, le maître des lieux m’offrit un coup à boire et s’employa à chercher une autre solution, car lui-même affichait complet. Une demie-heure plus tard, la señora Manuela, qui allait être mon hôtesse, venait me cueillir en voiture. Ainsi est le Chili. Ainsi aussi sont les montagnards. J’étais resté dans mon monde, même si j’en étais à l’autre bout. J’ai passé chez Manuela, qui gardait son petit fils, trois jours paisibles pleins de découvertes surprenantes.

Ainsi ai-je découvert que la haute vallée de Puelo, en dehors de la réserve de Tagua Tagua, n’était pas (encore ?) un véritable terrain de randonnée. Point de sentiers s’attaquant à la haute montagne : les colons avaient assez à faire avec le défrichage de la vallée et de son fond très large. Et l’espace était si vaste qu’il n’imposait pas nos rituels ancestraux de transhumance et d’estive. Les chemins sont donc avant tout, encore aujourd’hui, des pistes cavalières privées et sans la moindre signalisation, reliant les fermes, ou bien les lacs – voies de communications souvent plus aisées – les uns aux autres. On s’y déplace aujourd’hui soit toujours à cheval, soit en 4×4 brinquebalant, mais certainement pas à pied. Le tourisme dans la vallée de Puelo ne s’est pas encore tourné vers la randonnée. Il reste plutôt axé sur la pêche.

Ensuite, j’ai savouré à trois reprises les plaisirs du petit autocar local. Une première fois pour monter dans la vallée, une autre pour l’explorer presque jusqu’au bout de la route, et une dernière pour en repartir. Et cela a ravivé bien des souvenirs d’enfance… D’abord, il n’y a pas d’horaires très précis : tout dépend d’abord de l’arrivée de l’autocar venu de la grande ville (Puerto Mont), puis de celle du ferry, et enfin du nombre de haltes en cours de route. Car il n’y a pas d’arrêts précis, et encore moins d’abris bus : on se poste devant sa maison ou à l’arrivée du chemin et il suffit de lever la main. Notre bus peut ainsi s’arrêter deux fois en deux cent mètres si deux voisins ont décidé d’en user le même jour. Et ils ne s’en privent pas : notre bus fait aussi office de messagerie intra-valleenne, d’une ferme à l’autre ou bien entre membres d’une même famille. Pour quelques pesos, on remet qui un sac, qui un outil, un coffre ou un panier, à charge pour le chauffeur de le délivrer au correspondant qui patiente un peu plus loin sur la route… Il y a peu de services publics qui tournent avec une telle efficacité ! Mais, personnellement, j’y vois surtout un fonctionnement qui, au-delà de son côté pratique, crée et maintient du lien : on connaît le chauffeur, on voyage ensemble (et pas seul dans sa caisse à roulettes), on échange (des nouvelles et des services autant que des marchandises). Certes, ça ne va pas très vite : il faut compter trois heures pour parcourir une soixantaine de kilomètres. Mais ça laisse le temps de vivre… et qu’y a t il de plus précieux ?
