Tout est de la faute de Carlos (Cazorla et sa Sierra)

Carlos est mon premier hôte, membre de « Duchas Calientes », depuis mon départ de Séville. Il habite une petite ville magnifique, Cazorla. Accrochée au pied des falaises de la Sierra du même nom, elle domine une mer d’oliviers infinie jusqu’à l’horizon. Bref, Cazorla est un bourg superbe (et touristique).

Carlos, lui, est jeune, beau, intelligent, d’un contact très facile, et surtout d’une grande générosité. Il m’a accueilli chaleureusement dans son petit appartement, m’a cuisiné un délicieux déjeuner (qui croit encore que les mâles espagnols ne cuisinent jamais ?) et puis il est parti bosser en me laissant les clefs de son « sweat home » (en Espagnol dans le texte!). Une précision : il est allé en vélo jusqu’au Cap Nord (en partant de Cazorla), ce qui ne pouvait que nous rapprocher (c’est le principe même de warmshowers.org de faire se rencontrer les cinglés du voyage en deux roues). En soirée, nous nous sommes retrouvés autour de quelques bières et de tapas. Il était clair, alors, que la ville et ce garçon m’avaient tous les deux séduit.

C’est alors, en discutant de mon itinéraire du lendemain, que Carlos me glissa, l’air de rien, une suggestion complètement différente, m’affirmant qu’une autre route existait, beaucoup plus belle, car passant par les hauts-plateaux de la Sierra – ce qui était vrai – et à peine plus difficile – ce qui l’était infiniment moins. Or, il ne faut jamais me tenir ce genre de propos. Me promettre davantage de « wilderness » (en Espagnol dans le texte!) sera toujours un moyen de ferrer à coup sûr le petit chaperon vert…

Le lendemain matin, Carlos, super sympa, m’accompagne à vélo pour un petit bout de route… Après un premier col pour pénétrer dans le parc naturel de Cazorla, le moment crucial arrive de devoir choisir. Je franchis sans hésitation de franchir le Rubicon (qui ici s’appelle curieusement le Guadalquivir – eh, oui, le même qu’à Séville, mais pas avec le même débit – regardez la photo !).

Au début de l’aventure, c’est une excellente petite route qui monte tranquillement en lacets à travers les pinèdes. Mais au bout de quelques kilomètres, le bitume me tire sa révérence, les panneaux indicateurs s’esquivent et la route fait place à une piste caillouteuse. Pas du gravier, non, des cailloux bien ronds de un à deux centimètres de diamètre, sur lesquels Rossinante perd toute adhérence et son cavalier le peu de panache cycliste qui lui restait. Mais quand vous vous êtes déjà envoyés plusieurs kilomètres de montée, que voulez-vous décemment faire sinon vous obstiner ?

De toute façon, c’est plusieurs kilomètres après que le spectacle a réellement commencé. À la monotonie de la pinède, succèdent alors en série des panoramas grand’ouverts sur des labyrinthes de vallons sauvages, sur des falaises ocres ou planent des vautours et des gypaètes. La piste se faufile d’un vallonnement à un autre, se glisse en balcon d’un collet à un autre. Un peu plus loin, elle redescend sur une grande doline ou plutôt un véritable petit poljé dont la surface verdoyante et parfaitement horizontale est une surprise apaisante dans ce relief déchiré et complexe de crêtes et de vallons. Les kilomètres s’enchaînent ensuite sans que je sache très bien vers où je me dirige. Carlos m’a assuré que des petits refuges et des sources jalonnaient le parcours, mais je n’ai qu’une carte schématique de la réserve de Cazorla, sur laquelle ne figurent ni les uns, ni les autres. Peu importe ! Il est exclu maintenant de faire demi-tour, d’autant que plus la piste monte, plus le paysage devient beau. Je ahane péniblement, car j’ai profité d’une source pour rajouter 5 litres sur ma monture, mais je me régale.

Et puis, au bout d’une vingtaine de kilomètres de ce cheminement aventureux, passé un dernier col, la piste descend sur un immense causse désertique et couvert de lapiaz. Le paysage tient des grands causses en même temps que des hauts plateaux du Vercors par l’altitude (supérieure à 1500m). Une petite cabane blanche curieusement coiffée d’une toiture en bonnet de gendarme se glisse entre les derniers pins. C’est l’un des refuges du parc. Eau de citerne, une table et un bas-flanc. Je suis seul. Cette nuit me rappèlera beaucoup celle que j’avais passée au Canada dans la célèbre et improbable « Green Cabin », perdue au milieu de nulle part, mais avec un environnement naturel somptueux, le long de la route qui menait en Alaska.

Histoire de rajouter un peu d’ambiance, la météo, le lendemain matin, me met la tête dans les nuages. Un immense causse à traverser, pas un panneau pour s’orienter, des pistes qui partent dans toutes les directions. Je choisis prudemment de suivre le balisage d’un GR qui s’engage au minimum à me conduire au refuge suivant. J’ignore si celà me mènera réellement dans la bonne direction, mais on verra bien ! Et la piste, après l’accalmie d’un grand replat, de se remettre à monter tout en témoignant d’un caractère de plus en plus exécrable, qui me force à plusieurs reprises à pratiquer ce que le cyclo-touriste exècre plus que tout : la poussette. En bref, petit crachin glacial, plus piste chaotique (tantôt pierreuse à ne pouvoir rouler, tantôt boueuse à s’étaler la g….en beauté), plus des doutes sur l’issue de cet itinéraire : merci, Carlos, de m’avoir déniché le meilleur terrain d’entraînement pour notre étape suivante, la Patagonie !

Quelques heures plus tard, j’ai atteint le deuxième refuge (à 1700m d’altitude tout de même). Un panneau y indiquait miraculeusement le chemin de la sortie (trois fois ouf !!!). Lorsque j’ai remis les pieds sur le bitume, j’avais parcouru 45 kilomètres de piste en deux jours et croisé 5 véhicules (un seul le deuxième jour). Mais la traversée du Parc naturel de Cazorla-Segura – le plus vaste d’Espagne – par cet itinéraire incroyablement sauvage et beau restera pour moi un moment intense de mon périple.

Ceci dit, méfiez-vous des itinéraires sublimes que peuvent vous concocter des voyageurs à vélo du type de Carlos, surtout si ce sont les amis les mieux intentionnés du monde ! Tout ceci est entièrement de sa faute !

Le plus grand merci à toi, Carlos, et pour ton accueil et pour la « variante » ! Même si j’ai l’âge d’être ton père, tu es vraiment un frère….

La Belle de Guadix

Il y a des injustices du sort qu’il est toujours très difficile de surmonter. C’est le cas de Guadix, cette petite ville située à une cinquantaine de kilomètres au Nord-Est de Grenade. En premier lieu, les étrangers, avec une belle unanimité, s’empressent de la confondre avec Cadix. Bien plus modeste et n’ayant pas l’océan pour écrin, la belle de Guadix a pourtant bien du charme. Une très belle cathédrale Renaissance, l’Alcazaba, une forteresse musulmane du XI°s dominant la cité, tout autour une couronne de vignobles et d’amandiers, et pour clore l’horizon, comme à Grenade, les crêtes encore enneigées de la Sierra Nevada.

Mais ce qui aurait pu sortir Guadix de son anonymat, et la rendre célèbre, c’est qu’une bonne partie de la ville et des environs est couverte d’habitats troglodytes. La nature des sols (des poudingues, c’est à dire des galets cimentés les uns aux autres) offre en effet un matériau à la fois solide et relativement facile à creuser. Les habitants ne s’en sont pas privés, et encore aujourd’hui nombre d’entre eux résident et entretiennent ces maisons creusées dans la roche, et bio-climatiques avant la lettre. On ne voit donc souvent de cet habitat que les façades blanches (impeccables), et les cheminées rondes émergeant curieusement du sol comme des champignons. A ce titre, Guadix est réellement unique en Espagne.

Pourtant, parce qu’à l’écart du triangle d’or andalou (Séville, Grenade, Cordoue), le tourisme vivote (rien à voir avec Ronda, par exemple) et toute la ville semble un peu en déclin. J’ai déambulé toute la matinée à travers les quartiers de « cuevas » et je n’ai croisé que deux autres touristes. Mais peut-être faut-il avoir le regard d’un photographe pour apprécier la beauté de cette Belle ? Je vous en laisse juges…

Granada es un sueño

Nous serions arrivés à Grenade le jour de Pâques. Un jour béni pour les cyclistes, car pour cette fin de la Semaine Sainte, la ville s’était vidée de ses habitants et surtout de son infernale circulation automobile. Par contre, dans le centre historique, toute la planète – Espagnols compris – se marchait allègrement sur les orteils, dans une ambiance indescriptible de grande kermesse touristique de printemps.

Faute de disponibilité, je n’avais pu réserver dans mon petit hostal habituel (le Rodri) et je m’était donc permis de lui faire des infidélités ….en allant quelques mètres plus loin (le Lima). Impossible pour moi d’abandonner la petite rue paisible (Laurel de las Tablas) où ils se cachent dans la plus grande discrétion, ruelle sans bagnoles ni piétons, située à quelques encablures de la cathédrale, c’est à dire au cœur de la cité. Ce sont tous les deux de tout petits établissements aux charmes désuets, mais aux patrons totalement dévoués à leurs clients. D’ailleurs, le lendemain, dans la rue, le gérant du Rodri me reconnaîtra et viendra me saluer, comme si j’étais un voisin. Grenade, je t’aime…

Le premier soir, je vous aurais invités au Chien Andalou, la plus petite cave flamenca de Grenade, mais pas la moins connue. L’ambiance y est toujours à la limite du surréalisme – ce qui va bien avec le film de Bunuel qui a donné son titre à l’établissement – car impossible de comprendre comment il peut être envisageable d’entasser autant de personnes dans un endroit aussi exigu, étouffant et inconfortable, tout en leur servant plats et boissons. Heureusement, le cante flamenco était là pour exprimer toute notre douleur (ici justifiée) de vivre…. Ce soir-la, chanteur et guitariste étaient plutôt bons, et la salle à l’écoute… Mais faut-il souffrir vraiment à ce point pour écouter du flamenco?

Le lendemain seulement, je vous aurais fait passer au niveau au-dessus, avec la Casa del Arte Flamenco. Ici, on ne bouffe, ni ne boit pas. On vient écouter et regarder du flamenco, point (et c’est mille fois mieux comme ça). C’est un peu le pendant de la Casa de la Mémoria à Séville (mais la petite salle est mieux agencée). C’est très professionnel, assez cher, sans un soupçon de surréalisme, mais les artistes y sont souvent très bons. Ce fut le cas ce soir-là, tant et si bien qu’en sortant nous aurions illico décidé de remettre ça et réservé pour le lendemain soir… Grenade, je t’aime…

J’aurais voulu surtout vous faire découvrir avec passion tout ce qui, dans la ville, échappe encore au raz de marée touristique, ces îlots de beauté et d’humanité miraculeusement épargnés par le tsunami destructeur.

Par exemple, les trois meilleurs restaurants végétariens de la ville, le Laurel qui se trouve dans ma ruelle providentielle, juste en face de mes hostals préférés, le Paprika et le Hicuri. Ce sont mes refuges pour tenter d’échapper à la dictature monotone des tapas et de la mal-bouffe (et très souvent à Grenade des deux réunis). Un vrai régal sans être la ruine, et des lieux où Espagnols et étrangers se rencontrent encore… Et puis, le Hicuri, situé au pied des pentes du Realejo, a été entièrement décoré par cet artiste de Street Art de Grenade, maintenant célèbre et que j’aime beaucoup : El Niño de la Pintura. Grenade, je t’aime…

Par exemple aussi des jardins merveilleux, situés seulement à quelques mètres de ceux de l’Alhambra, avec les mêmes panoramas, la même ombre, la même eau qui ruisselle et glougloute, la même fraîcheur verte et miraculeuse, mais ici, ce sont encore des oiseaux qui chantent, et non des bandes de touristes qui piaillent… Venez, je vous emmène ce matin explorer les jardins du Carmen de los Mártires. On y domine toute la colline de la forteresse grenadine, et l’on y voyage d’un parc romantique avec ses pièces d’eaux jusqu’à un jardin méditerranéen superbe sur ses hauteurs. Seuls quelques égarés s’y aventurent… Ensuite, nous irons visiter, tout près, les jardins de la fondation Rodriguez – Acosta : la folie, à mi-chemin entre classicisme et romantisme, d’un mécène qui fit construire au-dessus de la ville cette résidence d’artistes avant la lettre. Et ne soyez pas surpris si nous sommes les seuls étrangers à suivre cette visite guidée…

Le lendemain, je vous aurais embarqués plus loin, jusqu’au monastère formidable du Sacromonte. Nous serions montés avec cet improbable minibus dont on ne sait jamais s’il atteindra le terminus de la ligne, et, à nous tous, nous aurions fait au moins la moitié des visiteurs. Ce n’est pas que l’abbaye du Sacromonte – architecture Renaissance et décor Baroque – soit un monument incontournable de Grenade, mais la guide y est tellement charmante qu’elle a réussi à me convertir et à me faire toucher la pierre sacrée qui vous garantit le mariage dans l’année ! Après la visite, par contre, il faut impérativement revenir à pied par les sentiers, à travers des collines sèches et percées de caves que squattent tous les hippies de la ville. Cette balade où je n’ai jamais croisé le moindre touriste (peur de la « zone » ?) est pourtant l’une de celles qui offre les plus belles vues sur l’Alhambra. On y redescend ensuite lentement sur le quartier de l’Albayzin, le plus beau de la ville, célèbre surtout pour son véritable dédale de ruelles et de « cuestas » (escaliers). Là, c’est sûr, vous auriez pu vous moquer du guide, car je continue obstinément à m’y perdre …non sans délectation.

Et les palais de l’Alhambra, et les jardins du Generalife, c’est pour quand, m’auriez-vous dit ? Eh, bien, ce n’est pas le bon moment, tout simplement. Pour avoir des billets d’entrée en Avril, il faut réserver en Janvier, ou bien accepter de venir faire la queue dès 6h du matin, et je ne vous parle pas ensuite des conditions de visite… Même si j’aurais tant aimé partager ce quatrième séjour à Grenade avec vous, amis, j’y étais heureusement seul au milieu de la foule, accompagné seulement de souvenirs partagés. Car sans doute auriez-vous été frustrés, voire un peu amers… Mais pourquoi ne pas prévoir de revenir ensemble, soit en fin d’automne, soit au tout début du printemps, voire même au cœur de l’hiver ? Grenade, quand on l’aime, on ne compte pas…