Sud Lipez et Salar de Uyuni

Mon père n’est plus un héros…

La région du Sud Lipez et le Salar de Uyuni sont des joyaux de l’altiplano andin, – tout le monde s’accorde là-dessus – , et c’est pourquoi je tenais absolument à faire le crochet par la Bolivie, même si, depuis San Pedro de Atacama, celà impliquait de revenir vers le Nord, et donc ne contribuait pas à me rapprocher vraiment de la Patagonie finale.

Mais la traversée du Sud Lipez et du Salar de Uyuni est aussi réputée, chez les cyclistes, comme l’un des parcours à vélo les plus durs du monde : 300 km de pistes pleines de sable, entre 3700 et 4900m d’altitude, sans aucun point de ravitaillement digne de ce nom, mais avec, par contre, des difficultés d’orientation (des pistes partout, mais pas le moindre panneau indicateur) même si le GPS facilite aujourd’hui bien les choses. Il n’empêche que cette traversée, qui demande 10 à 12 jours selon la météo et le vent, reste d’une extrême difficulté.

J’ai beaucoup et longtemps hésité, et puis – tant pis pour mon petit orgueil – j’ai renoncé à être un héros. Simplement parce que je n’ai plus 20 ans (sauf en amour, bien sur !) et que je ne tenais pas à jouer mon voyage sur un pari sportif trop risqué. Il est certes possible que j’ai pu surmonter les difficultés de ce parcours, mais une chose est certaine : j’en serai sorti exsangue et épuisé. Me remettre de mon parcours sur l’altiplano chilien, qui fut réellement difficile, mais jamais extrême, m’avait déjà demandé 5 jours de remise en forme à San Pedro. Or, Uyuni, terme bolivien de la traversée n’a rien, mais rien, du charme baba-cool de sa rivale chilienne – tout le monde s’accorde aussi là-dessus…

C’est ainsi que notre orgueilleux hidalgo espagnol – tristement ramené à l’état de vulgaire touriste – se résolut péniblement à s’inscrire auprès d’une agence pour effectuer le circuit classique en 3 jours de San Pedro à Uyuni. Et c’est ainsi que la pauvre Rossinante se retrouva piteusement garrottée sur le toit d’un Toyota 4×4, incarnation même de Belzébuth aux yeux de n’importe quel écologiste pratiquant.

Je dois dire cependant que je ne garde pas le moindre remords de mes deux jours de tourisme honteusement pollueur. D’abord parce les pistes du Sud Lipez méritent vraiment leur réputation de difficulté, ce qui m’a conforté dans mon renoncement. Ensuite parce que bénéficier d’un guide et d’un véhicule tout-terrain nous a autorisé quantité de détours vers des sites à l’écart, moins connus mais non moins magnifiques (surtout le deuxième jour).

Enfin, parce que cette traversée permet effectivement de découvrir de véritables pépites : des lacs (Laguna Verde, Laguna Colorada), mais aussi des canyons, des massifs de roches ruiniformes sculptées par le vent. D’une certaine manière, le maintien d’un tourisme élitiste, soit physiquement (le vélo), soit financièrement (les circuits en 4×4) contribue à limiter la fréquentation du Sud Lipez. Et on ne peut que redouter le jour où des routes asphaltées ouvriront au tourisme de masse les portes de cette sublime région du monde.

Même pas Robinson Crusoe…

Le circuit « aventure » qui m’avait épargné la véritable prit fin au petit matin, au centre du Salar de Uyuni, sur l’ile de Incahuasi, haut-lieu du tourisme local au sommet duquel on se doit d’admirer soit le lever du Roi Soleil, soit son coucher.

Ces deux journées de voyage organisé ayant épuisé toutes les réserves de sociabilité du vieux sauvage, celui-ci décida sur le champ de tourner le dos au flux touristique et mit le cap vers l’ile la plus proche et la plus déserte, la Isla del Pescado. Mon besoin d’isolement y fut comblé au-delà de mes espérances : cette île, située à seulement 23 kilomètres de la première, ne fut abordée, dans la journée, que par un seul véhicule, soit 5 personnes.

J’ai donc pu y déambuler au milieu des cactus en toute solitude et savourer l’exceptionnelle beauté de ces endroits uniques au monde : îlots volcaniques aux rochers torturés, émergeant d’une mer blanche jusqu’à l’infini et peuplés seulement par les statues figées des grands cactus. J’avais même déniché un bel abri sous roche. J’y ai fait une petite sieste (quel bonheur qu’un brin d’ombre dans cet océan aveuglant de lumière blanche!). J’ai même envisagé un moment d’y jouer les Robinson Crusoe et d’y passer la nuit. Seul le kilométrage excessif que celà représentait pour l’étape du lendemain m’en a finalement dissuadé. Il y a d’ailleurs des jours, vous allez le voir, où la paresse, tant décriée, s’avère bonne conseillère…

Juste un homme ouvert

Je suis donc retourné finalement vers le tourisme et l’île d’Incahuasi. Il faut dire que les cyclistes y ont un privilège, celui de pouvoir passer la nuit sur place, dans un refuge très sommaire, mais plutôt agréable. Et puis, une fois le soleil éclipsé, et en attendant sa prochaine résurrection, les lieux, désertés par les touristes motorisés, appartiennent aux seuls pratiquants du deux roues.

C’est alors qu’a eu lieu l’une de ces rencontres miraculeuses qu’engendre le voyage à vélo. Ce soir-là, en effet, je ne pus décidément pas jouer les Robinson Crusoe : je tombai en effet nez à nez avec une famille de Français traversant l’Amérique du Sud depuis le Mexique. Les parents, leurs deux enfants et une jeune tante, tous plus sympas les uns que les autres. Pour ne pas paraître xénophobes, nous recueillîmes en plus un grand néo-zélandais qui avait survécu au Sud Lipez.

Notre petite communauté remplit le dortoir, s’abandonna spontanément aux délices du partage improvisé des ressources alimentaires, se plongea dans de doctes débats sur les vices et les vertus de nos équipements respectifs. En bref, ce fut une très belle soirée, tant et si bien que nous décidâmes de faire route commune le lendemain matin…

Ce n’est pas tous les jours que 6 vélos s’envolent ensemble et dans la même direction au milieu du Salar de Uyuni, sous le regard admiratif et ébahi des touristes. Nous avons fait une quarantaine de kilomètres ensemble, jusqu’au moment du déjeuner, formant sur la piste du Salar une petite cohorte aussi joyeuse qu’anarchique. Ensuite, Peter et moi-même primes le large, car nous devions rejoindre Uyuni le soir même…

Nous nous sommes retrouvés ce soir dans la ville autour des pizzas dont rêvaient les enfants. Demain, nous irons jouer ensemble au cimetière des locomotives. Entre-temps, allez savoir pourquoi, je me suis fait une amie de la gérante de la sympathique petite pension familiale où je suis descendu. Elle m’a raconté sa lutte contre le cancer et depuis, sa furieuse rage de vivre. Elle et son mari sont d’une gentillesse et d’une générosité incroyables. Du coup, j’ai décidé de rester un jour de plus chez eux à Uyuni.

C’est exactement ainsi que j’espérais mon voyage : dessiné au fur et à mesure par mes différentes rencontres, qu’il s’agisse de gens d’ici ou d’autres voyageurs. Et pour celà, point besoin d’être un héros, et encore moins un Robinson solitaire. Il suffit simplement d’être un homme ouvert.

 

 

 

San Pedro de Atacama, l’oasis et le mirage

Après des jours sur les pistes désertiques de l’altiplano, j’ai trouvé à San Pedro de Atacama l’oasis providentielle dont je n’osais plus rêver. Les murs d’une petite chambre ni glaciale, ni surchauffée. Une douche capable de me rendre mon odeur de sainteté. Une terrasse au bord de laquelle glougloute, pressée, l’eau d’un petit canal (en plein milieu du désert, c’est incroyable, non ?) Des arbres si impatients de la saison des pluies (ici à partir de Décembre) qu’ils laissent déjà pointer le bout de leurs feuilles. En bref, le terrain idéal pour oublier ses rêves vaniteux d’héroïsme et se laisser couler dans une indolence que les chiens de San Pedro ont su porter, comme les chats de Santorin, au stade d’un véritable art de vivre, surtout depuis la sécurisante piétonnisation des quatre rues qui délimitent le « centre-ville ».

Comme d’hab, les humains n’ont eu qu’a suivre l’exemple donné par leurs amis les bêtes. C’est ainsi que San Pedro est peu à peu devenu cette oasis cachée où se perpétue, protégé par l’isolement relatif du désert, le mode de vie inventé il y a quelques décennies par les hippies. Comme à Woodstock, à Katmandou ou en Californie il y a quarante ans, tout le monde semble ici en avoir vingt, venir des quatre coins du monde, être beau, libre, et vivre de quatre fois rien, une guitare sur l’épaule.

Impossible de dire si San Pedro est la survivance ultime d’une utopie obsolète ou préfigure au contraire les villes et la vie de demain ( peace and love obligent, on laisse ici son 4×4 à l’entrée, et tout le monde circule à pied ou à vélo). Par contre, inutile de vous dissimuler avec quelle délectation le vieux a laissé choir son costume fatigué de baroudeur pour se couler dans celui des sixties à barbes blanches et chemises fleuries !

Tout ça pour dire que San Pedro m’a beaucoup plu – surtout après mille kilomètres de désert, et que depuis mon arrivée ici, je me suis blotti avec délices dans le cocon moelleux de cette douceur de vivre. Quel bonheur que de pouvoir traîner son ennui avec constance le long des mêmes ruelles, l’appareil photo ne servant plus qu’à vous identifier, parmi tous les désœuvrés, comme membre des gentils touristes. Quel plaisir d’échanger le temps d’un café avec un couple de Neo-Zélandais voyageurs à vélo, rencontrés par hasard sur la place, puis avec un autre – adorable – de jeunes Français. Quelle sérénité d’avoir pris mes quartiers dans un petit snack écolo-végétarien, soigné comme un coq en pâte par les deux jeunes tenancières de l’établissement.

Je suis même allé, pour remplir honorablement mon rang de touriste super-cool, jusqu’à m’inscrire pour une excursion en minibus ! Nous étions 4 Français, 3 Américains et 3 Chiliens – ce qui nous a permis de jacasser dans un sabir hispano-anglais à coup sûr porteur de « good vibs » -, plus notre chauffeur-moniteur, d’autant plus adoré qu’il était totalement cool et débonnaire.

Nous avons visité, dans l’ordre du programme, le lever du soleil, les roches rouges, le lac bleu, le lac vert et enfin les flamands roses, ceux qui ne sont pas de méchants indépendantistes comme les flamands beiges… Partout, on a pris les mêmes belles photos inoubliables, aux endroits où notre guide nous l’a recommandé, de telle façon qu’on n’y voit jamais les autres groupes et les autres minibus.

Enfin, on est rentrés contents, même si moi j’étais quand même un peu fatigué car celà faisait longtemps que je n’avais pas fait une étape de 300 bornes …au fond d’un panier à salade. Comme quoi, même à San Pedro de Atacama, redevenir un vrai hippie est parfois exigeant. Pour achever cette belle journée de fraternité humaine et d’hommage à Pacha Mama, iI ne manquait à vrai dire que l’échange final de colliers de fleurs. Mais je redis ici que la floraison du désert concerne surtout des espèces épineuses, du genre cactus. Nous nous sommes donc contentés d’échanger nos adresses mail, d’autant plus émus que nous ne nous reverrons jamais…

Et pourtant, à y réfléchir, il y a dans tout ce fonctionnement comme un malaise, quelque chose d’artificiel et d’infiniment vulnérable qui me gêne. Tout dépend économiquement d’un tourisme « parallèle » où l’offre décontractée, gentiment contestataire et écolo des uns vient satisfaire la demande de dépaysement nature et de relâchement social (relatif) chez les autres. C’est exactement ce qui fait toujours de l’oasis un mirage : on finit par y oublier, ne serait-ce que pour quelques jours, la réalité, la dureté et l’encerclement du désert tout autour.

À San Pedro, on compte 300 agences de tourisme, dont la plupart ne sont que des bureaux de vente qui ne produisent rien (pas même un circuit), et sans doute pas un seul maraîcher ou un seul éleveur. L’oasis vit, jeune et insouciante, mais sous perfusion économique permanente d’un monde extérieur dont elle voudrait pourtant en partie nier et faire oublier la terrible absurdité. Elle vend la nature qui l’entoure, mais en oubliant le pillage minier qui sévit dans l’altiplano. Elle commercialise à pleines boutiques de l’artisanat indien, mais, face au réchauffement climatique, ne s’inspire pas le moins du monde de leurs traditions de culture et d’élevage, pourtant directement héritées des Incas.

Quarante ans après, je me sens infiniment plus écolo et militant que hippie… L’utopie d’hier ne sera pas celle de demain et San Pedro n’est qu’un mirage factice et obsolète, une douce illusion dans le désert. Il est décidément temps de fuir l’oasis, sous peine de s’y enfermer et de s’y dessécher à l’instar des vieilles idées. Mais, soyons justes : j’en aurai largement profité, et sans remords !

 

 

 

 

De Colchane à San Pedro de Atacama, ça alti-plane pour moi…

Onze jours de vélo entre 3700 et 5000 mètres d’altitude. Un itinéraire qui paraissait relativement facile sur les cartes – souvent très optimistes. En réalité, ce furent parfois les routes les plus dures que j’ai jamais parcourues à vélo : sable, calamine, pierres, isolement sérieux (c’est à dire moins de 4 véhicules croisés par jour).

Et surtout, une expérience très particulière, car, contrairement à mes voyages précédents, je me suis vite aperçu qu’ici rien n’était ni joué d’avance, ni vraiment programmable, et que tout dépendait en fait de la piste, du vent et de leur bon vouloir commun. Difficile à comprendre, puis à avaler pour les occidentaux comme nous, qui aiment prévoir, dominer la situation (ou le croire) et savoir où ils vont…

Au total, je ne sais plus si ce que j’ai vécu relève encore du cyclotourisme et j’en doute un peu. Sans qu’il s’agisse pour autant d’un exploit, c’est néanmoins devenu une véritable aventure personnelle où l’on est conduit à engager ses limites physiques et ses ressources de volonté.

C’est donc à priori une expérience parfaitement contraire à mes convictions hédonistes de bobo-retraité, et pourtant jamais depuis longtemps, je ne me suis senti aussi bien dans ma vieille carcasse ! En tout cas, ce n’est pas demain matin que les cyclistes se presseront en masse sur les voies vertes des routes andines, ça, c’est sûr. Mais voici précisément comment ça s’est passé et comment votre serviteur s’en est sorti…

Les routes. Roule ma poule ? (*)

L’altiplano, c’est d’abord une aventure amoureuse avec les routes chiliennes, dont vous ne savez jamais à l’avance où elle vous conduira exactement. Bien sûr, vous pouvez toujours imaginer un itinéraire. Le problème est que les cartes routières ne donnent aucune indication vraiment fiable, ni sur les altitudes, ni surtout sur leur véritable état carrossable. Le même symbole peut tout aussi bien désigner une superbe route asphaltée à la perfection, qu’une immonde piste dont les sables ou la calamine auront vite fait de réduire en crise de nerfs désespérée vos rêves naïfs de voyageur ingénu.

Ainsi, sur les 632 km qui ont séparé Colchane et San Pedro de Atacama, ai-je pu aussi bien faire deux étapes d’a peine 20 km (la première franchissait le cap des 5000m d’altitude, la seconde se contentait simplement d’être exécrable) que deux autres dépassant allègrement les 90, voire les 100 km. Sans avoir jamais rien pu en prévoir…

Reste que ces aventures, à mon âge, ça use ! Honnêtement, j’ai eu la patience et la ténacité que les routes de l’altiplano imposent, mais j’ai eu aussi de la chance. Avec la météo – parfaite -, sauf pour ma dernière étape où vent et froid se sont conjugués pour me montrer ce dont ils étaient capables ensemble (du pire, pour un cycliste). Avec aussi le sens de mon parcours qui, sans que je puisse le présumer, m’a, semble-t-il, réservé les portions de pistes les plus difficiles à la descente. Ainsi par exemple de mon détour par le geyser du Tatio – plus de 2000m de dénivelée – où j’ai eu la chance de tomber à la montée sur le seul asphalté des quatre itinéraires possibles – ça aide bien -, alors qu’aucune carte ne le signalait…

J’en viendrais presque, moi l’écolo pur et dur, à bénir le pillage minier de l’altiplano parce qu’il induit, bien plus que le tourisme, la transformation de chemins chaotiques en pistes de billard merveilleusement roulantes.

En tout cas, c’est parce que je suis conscient de la chance qui m’a accompagné, que j’ai choisi de renoncer à parcourir à vélo le Sud Lipez, versant bolivien de mon itinéraire, réputé encore plus difficile. Soit ce sera en touriste et en 4×4, si je trouve une agence acceptant de transporter ma deux-roues, soit ce ne sera pas et je filerai directement en Argentine filer le parfait bonheur en suivant… celui du bitume !

(*) Roule ma poule : en hommage au précieux compte-rendu de voyage rédigé par Annick et Bruno Versolatto : http://www.roulmaloute.com/

Et toujours ce putain de vent dans le dos… (*)

Prévoir un quelconque plan de route, sur l’altiplano, eut de toute façon été d’autant plus vain qu’un second larron s’invite chaque jour où presque dans la partie : El Señor Viento. Ponctuel et assidu, il est fort heureusement lève-tard et n’arrive en scène – sur la pointe des pieds – qu’en fin de matinée. Mais c’est pour mieux se déchaîner au fur et à mesure que l’après-midi avance, faisant feu de ses grandes orgues au coucher du soleil, avant de s’éclipser, après un dernier bis, pour un repos bien mérité.

Certains manichéens auront vite fait de classer ce genre d’individus en deux camps opposés : ceux que vous avez dans le nez (et il y a de sérieuses raisons à ça – je ne le conteste pas) et ceux qui vous poussent dans le dos avec une sollicitude qui croit au fur et à mesure que les heures passent et que votre fatigue pèse davantage. A partir de là, il suffirait d’avoir un peu de chance, ou de bien choisir ses fréquentations (et surtout ses itinéraires).

Cependant, sur l’altiplano, rien n’est aussi simple. Car les ronflements du vent pourraient bien être le meilleur obstacle aux vôtres, même lorsqu’il vous souffle dans le dos. Comment en effet planter une tente par un vent fou-furieux, sur des espaces sans abris plus hauts qu’une touffe d’herbe rase ? Il m’est arrivé, un soir, de dédaigner un malheureux enclos de gros blocs – autrement dit un bivouac quatre étoiles – et de poursuivre ma route. Bien mal m’en a pris ! J’ai dû abattre encore plus de 30 ou 40 kilomètres, vent dans les bronches qui plus est, avant de me précipiter, faute de mieux, dans un malheureux repli de terrain creusé au bulldozer, tel un lapin pourchassé se jetant dans un terrier providentiel.

Deux jours plus tard, devant l’immensité des espaces qui s’ouvraient devant moi à la fin de l’après-midi – à plus de 4000m d’altitude, et bien qu’ayant cette fois ce putain de vent dans le dos (merci à Leonid, mon chanteur préféré !), j’ai préféré rembobiner le CD, et je suis humblement revenu sur mes roues pour regagner un creux de terrain aperçu auparavant…

(*) titre d’une très belle chanson de Leonid.

Et mes nuits, coquins de sort et de lecteurs ?

Depuis Colchane jusqu’a San Pedro, j’ai passé sept nuits en bivouac, deux en auberge (à Ollague, ou j’étais, comme à Colchane, le seul client) et deux autres, hébergé dans un Algeco par les gardes du Tatio. En bref, j’aurai bientôt bouffé autant de sable qu’un légionnaire, ce qui est tout de même un comble pour un anti-militariste ! Pourtant, en dehors des quelques fois où, pourchassé par le grand méchant vent, j’ai du plonger dans le premier pli de terrain venu pour essayer de lui échapper, mes nuits de bivouac auront été une vraie communion avec l’altiplano.

Celui, mémorable, où j’ai planté ma tente à 5050m d’altitude, au pied du panneau du col. Celui du Salar de Huasco, où je me suis abrité dans un hameau abandonné, au coin d’un mur et d’un feu de bois (chose très rare, ici). Celui du Salar de Coposa, où, face à la colonie minière la plus importante du Chili et à sa débauche de lumières paranoïaque, j’ai glissé mon sac de couchage à l’abri d’un auvent rocheux, en bon écolo partisan du retour à l’âge de pierre. Celui où, épuisé et découragé, j’ai débouché à 4400m d’altitude dans le décor surréaliste de Yuma, une gare fantôme dont les aiguillages fonctionnaient encore… Dans tous ces lieux du bout du monde, dès qu’Eole avait replié ses bagages et ses instruments, j’ai vécu comme un animal des nuits sereines, somptueuses d’étoiles, et des aubes craquantes de gel (jusqu’à – 20°c tout de même au petit jour) et de belles promesses.

Reste à raconter comment j’ai fini sur un vieux matelas au fond d’un Algeco de chantier. Le point commun avec les faits divers précédents, c’est que c’est la faute au vent fripon, et que tout ceci se passe vers 4300 m d’altitude, alors que j’ai plus de 2000m de dénivelée dans les pattes (en 2 jours). Le point qui change tout, c’est qu’en parvenant sur le site du Geyser du Tatio, à 80km au Nord de San Pedro, je pénètre pour la première fois depuis mon départ en zone touristique. Avec tout ce que cela signifie : entrée payante, parcours balisé, site surveillé et gardé. Ils sont une dizaine de gardes, qui passent ici ensemble une dizaine de jours, en attendant la relève. Ce travail est plutôt pour pères-peinards, à ceci près qu’il obéit à un rythme bien particulier, puisque 98% des touristes arrivent sur le site entre 6h30 et 8h du matin – très tôt, donc, et très froid – et en repartent avant 11h. En tout cas, impossible de passer inaperçu, même à vélo, lorsqu’on surgit dans l’après-midi : toute l’équipe au grand complet est affalée en terrasse, au soleil, sur de vieux canapés en regardant le temps passer.

Je fus d’autant plus entouré que je constituais le deuxième événement cycliste de cette journée mémorable : un Brésilien à vélo de 26 ans m’avait précédé sur la ligne d’arrivée ! A tout hasard, je demandai à celui qui paraissait le chef si un lieu à l’abri du vent existait sur cette terre. C’est ainsi que nous nous retrouvames tous les deux dans un abri de chantier, providentiellement équipé de matelas. Mais ce n’est pas tout ! On nous glissa ensuite une assiette de soupe sous le menton, histoire d’entamer la conversation. Vous comprendrez donc aisément pourquoi, si je suis resté passer une seconde nuit dans cet exceptionnel « volcanic resort », ce ne fut pas pour le spectacle époustouflant des fumerolles dans la lumière coupante et glacée du petit-jour, mais pour partager une après-midi et une soirée avec l’équipe des gardes, un privilège que les autres touristes ne connaîtront jamais, même pas mon farfelu de Brésilien, qui préféra s’envoler vers d’autres sambas moins glacées…

En ce qui me concerne, je pense justement que seul le voyage en deux roues permet ces rencontres imprévues, riches de générosité et de sincérité humaines. Passer à côté serait donc simplement insensé. Cela guide donc – et guidera – mon voyage, au jour le jour, bien davantage et bien mieux qu’un quelconque plan de route pré-établi…

Et la beauté, b……. ?????

Je m’aperçois que je n’ai pas évoqué la beauté des paysages traversés durant ces douze jours : un comble ! Mais c’est sans doute ce qui menace lorsque le grandiose devient l’ordinaire et le quotidien. Et puis mieux vaut quelques belles photos que des discours dithyrambiques, non ? De toute façon, comme au Canada, c’est surtout l’échelle de perception de l’espace qui change. Ici, la beauté n’est jamais un choc, une surprise que nous débusquons au détour du sentier ou de la route, et qui nous plie soudain les genoux. Elle est dans le grandiose et dans l’immensité. Les volcans s’enchainent. Les miroirs aveuglants des salars se renvoient la lumière. Les lignes des routes, droites ou courbes, se perdent dans des horizons et des mirages sans fin. Ce n’est plus la beauté de la nature qui nous émeut, mais le sentiment d’infini qu’elle génère chez nous. Cette beauté nous envahit, nous pénètre, nous submerge…

Bon ! C’est pas tout ça, mais à San Pedro, c’est l’heure du Pisco Sour. Un rituel civilisé auquel j’ai vite pris goût, depuis que j’ai retrouvé la ville. Finalement, je ne suis pas sûr que ce voyage aille encore très loin… Salud, Esmeralda de mi corazón, y hasta luego !!!!