De Putre à Colchane, les charmes discrets de l’altiplano

Putre – même en plus exotique – c’est un peu comme Guillaumes ou mieux comme Annot : un gros bourg assoupi à l’écart de la grand route. Dans un cas comme dans l’autre, y séjourner trois jours vous laisse le temps de connaître tous les restaurants, de faire six ou dix fois le tour du village, et de dévorer quelques livres (*), seul remède contre la neurasthénie qui pourrait vous gagner dès le deuxième jour. J’avoue en outre avoir eu la chance, pour me distraire, de tomber chaque jour sur « le » touriste étranger de passage à Putre : un Français d’abord, puis un couple d’Allemands, et enfin, un jeune Suisse. Reste qu’un jour, il fallut bien quitter ce petit paradis méconnu de la vie immobile et repartir afin de se hisser une fois pour toutes sur l’altiplano…

De cette ascension mémorable – j’y ai franchi le seuil des 4600 mètres d’altitude à vélo – j’ai retenu :
– la gentillesse des routiers qui s’écartaient prudemment de mon deux roues tout en me klaxonnant de vibrants encouragements.
– le basculement climatique violent à l’arrivée sur les hauts plateaux, vent, froid, bourrasques de neige et giclées brutales de soleil, qui me fit terminer emmitouflé et émerveillé comme un explorateur polaire.
– la beauté de ses espaces infinis, constellés de lacs, de coulées de sel et d’herbes fauves, et fermés côté ciel par les pyramides enneigées des volcans.

– l’humilité des petits villages – Parinacota le premier soir, Gallateri le lendemain – perdus au beau milieu de ces plateaux, dont les ruelles jonchées d’épaves et de débris semblent témoigner d’un combat perdu d’avance contre le vent et l’abandon. Un champ de bataille contre l’exode, dont les modestes églises, toujours impeccablement blanchies, et toujours debout derrière le mur qui les protège, constitueraient le dernier carré de la garde.

Deux coups de chance pour un enlisement

Le lendemain fut presque entièrement dominé par la majesté du seigneur local, le Parinacota (6330m). Il faut dire que peu de volcans ont d’aussi beaux bijoux pour mettre en valeur la perfection de leurs lignes : d’un côté les lagunes de Cotacotani scintillant comme autant de perles, de l’autre le grand miroir flatteur du lac Chungara.

Cependant, je n’eus pas le temps de me laisser captiver autant que je l’aurais voulu par l’époustouflante beauté des lieux. Un obstacle imprévu, vingt kilomètres de travaux en sens alterné et une file d’attente impressionnante, vinrent contrarier ma contemplation. Ne pouvant franchir cette distance à vélo assez vite, je m’adressai à un couple en pick-up et me retrouvai illico installé à l’arrière, accroché à mon clou comme à un prunier et secoué comme tel… Pas question de prendre des photos, bien sûr, mais peu importe, pensai-je, c’était ça, l’aventure…

Ayant remercié chaleureusement mes transporteurs de fortune, je repris ma route. Ou plutôt, je la quittai – la grande – pour m’engager cette fois sur une piste, celle qui devait me conduire en quatre coups de pédales à Colchane, un poste frontière avec la Bolivie situé bien plus au Sud. Mon baptême sur les pistes de l’altiplano se fit donc sans plus attendre : au bout d’un à deux kilomètres, je m’enlisais tous les cinq minutes dans le sable. Celui-ci est le premier piège des pistes. Pas moyen de garder l’équilibre , surtout avec un vélo chargé. Pas moyen d’avancer, faute d’adhérence. Il faut donc se résoudre à pousser sa maudite monture, ce qui est non seulement épuisant, mais parfaitement décourageant, surtout lorsqu’on voit devant soi les cinq prochains kilomètres à parcourir, et lorsqu’on sait qu’il en reste plus de cent soixante jusqu’au prochain bitume…J’en étais là, suant et poussant ma monture avec le même entêtement stupide qu’une mule peut mettre à faire du sur-place, lorsqu’une improbable voiture stoppa à mes côtés. Ce n’était autre que mes transporteurs du matin, qui me proposèrent de nouveau leurs services. Ne m’appelant pas davantage Antoine que je ne suis un saint, je ne pouvais que céder à la tentation. C’est ainsi que je terminai cette première journée d’aventure en voiture, gagnant une nuit en auberge et presque un jour sur le parcours prévu, mais déclarant honteusement forfait, vaincu par le sable de la première piste venue.

Où notre héros solitaire va manger la poussière…

Plus question, cette fois, de faillir et de toute façon, plus de transporteurs providentiels. Il ne me restait plus qu’à reprendre la route, ou plutôt la piste, tout seul comme un grand (héros solitaire). Mais celle-ci réservait à mes ardeurs retrouvées une double mauvaise surprise…

La première est une grande classique des pistes en terre. Elle s’appelle la calamine et, contrairement au sable, qui ne freine réellement que les cyclistes, les automobilistes la redoutent aussi, car elle déglingue leurs caisses à roulettes à grande vitesse, quelque soit d’ailleurs celle pratiquée. Imaginez comme des bancs de vagues en terre durcie, transformant la chaussée en une surface vibratoire infernale, et ceci sur des kilomètres, en plat comme en montée. Le seul moyen de supprimer ces vibrations insupportables est de rouler très vite, sans laisser les roues descendre au creux de la vague. C’est impossible en vélo et très dangereux en voiture sur les pistes de montagne. Quant à moi, j’avais maintenant des jours pour me faire une raison. Moralité : pour traverser l’altiplano, la première des qualités est non seulement d’avoir le cœur bien accroché (à cause de l’altitude), mais aussi les autres organes (à cause de cette maudite calamine).

Ceci dit, la piste entre Putre et le Salar de Surire n’avait pas encore épuisé tous ses charmes. Le salar est en effet exploité comme un gisement de borrax. La couche de sel est donc méthodiquement transportée vers une usine de traitement située Dieu sait où (Arica, peut-être ?), par une noria de semi-remorques, tantôt vides, tantôt chargés à bloc, selon leur sens de circulation. Chacun d’entre eux soulevant autant de poussière qu’un meunier de farine, et malgré la commisération de certains (poussant la délicatesse jusqu’à s’arrêter pour épargner un tant soit peut cet Ovni cycliste), inutile de vous faire un dessin sur mon état au bout de 40 kilomètres de cet empoussiérage intensif…

Après des heures de ce traitement doublement inhumain, poussière et calamine, j’aurais dû mordre la première et rendre les armes, comme dans les bons vieux westerns. C’est le contraire qui s’est produit. Passée la zone d’extraction, sur les rives du Salar, je me suis soudain retrouvé parfaitement seul et sur une piste plutôt roulante. Le vent s’est levé, comme tous les soirs, mais il avait la bonne idée de me souffler dans le dos, et partout le long du chemin je croisai des troupeaux de vigognes descendant sans peur paître vers les rives. Je suis arrivé épuisé sur le lieu de bivouac : les sources chaudes de Polloquere, où j’ai dû encore me battre avec Eole (un mec du coin qui joue souvent les gros bras) pour monter ma tente, même à l’abri du mur providentiel construit à cet effet.

Situées sur les rives du Salar de Surire, à des kilomètres de tout lieu habité, ces sources chaudes forment un petit lac enchanté, environné de brumes forcément magiques. Toute la nuit, le vent se déchaîna (sans doute quelque sorcière maligne, offusquée de voir sa plage privée ainsi squattée). Il neigea même un peu. Mais au matin, l’esprit mauvais avait cessé de souffler. Le sel se confondait au sol avec le grésil de la nuit. Juste en face de moi, un flamand rose aussi solitaire que votre serviteur se rinçait le bout des pattes dans l’eau chaude avec la plus grande dignité.
C’est le moment où je me suis dit que la dureté et la difficulté n’avaient de sens que comme catalyseurs, nous rendant plus sensibles encore la beauté.

Une étape enfin menée jusqu’a son terme

Cette quatrième journée fut comme un concentré de tout ce qui donne son prix au voyage à vélo.
La magie du réveil dans un lieu d’une beauté unique et ensorcelante, mais ça, je vous l’ai déjà dit.
Puis une piste – fermée aux voitures – s’élevant droit dans la pente vers la frontière bolivienne. Deux cent mètres de dénivelée et deux ou trois kilomètres à pousser mon char, cent mètres par cent mètres. Rien, arrivé au col, ne matérialise la frontière. Pas la moindre signalisation. C’est seulement tout en bas du vallon, des kilomètres plus loin, qu’un poteau frontière directement importé du Far-West me confirmera que je quitte la Bolivie et regagne bien le Chili.

Puis, des dizaines de kilomètres de vide absolu, tantôt faciles, tantôt pénibles (sable ou tôle ondulée, il y en a pour tous les goûts). Des villages morts, abandonnés à leur sort, sur les ruines desquels veillent, recroquevillées mais encore intactes, de pauvres églises blanches. C’est le moment où, ne voyant plus le bout de cette monotonie et trop bien, au lointain, celui, trompeur, de la piste, tu te demandes ce que tu es venu faire ici…

Et c’est soudain, quand tu n’en peux mais, que l’eau ressurgit au creux d’un vallon, que se succèdent les troupeaux de lamas, puis les cabanes de bergers, puis les premiers hameaux habités. Comme un retour à la vie après des heures de solitude. Le soleil et la monotonie des heures précédentes rendent les armes et s’inclinent à leur tour. Passée une heure indéfinissable, mais où la fatigue tient assurément son rôle, tout devient étrangement sublime : les horizons lointains du crépuscule, les dorures fauves dont un lit de rivière fend la montagne, le panache blanc des fumerolles jouant sur la tête grise et vénérable d’un volcan… Et alors, tu ne te demandes plus ce que tu fais ici, car ces instants d’ivresse se suffisent à eux-mêmes….

Le charme, enfin, d’arriver de nouveau dans des termes « sauvages », c’est à dire des sources chaudes aménagées au minimum. Juste une grande piscine fumante, un grand mur pour l’isoler des troupeaux et quelques baraquements aussi délabrés que superflus. Une famille chilienne y fait joyeusement trempette et quel bonheur en effet de se laisser glisser dans l’eau chaude au terme – c’est le cas de le dire – d’une si belle étape.

Une arrivée triomphale

Pour gagner Colchane, poste frontière avec la Bolivie, il ne me restait qu’une vingtaine de kilomètres. Je pris donc tout mon temps. À l’entrée du village, les carabiniers m’accueillirent avec force sympathies, s’enquérant même de savoir où était donc passée mon épouse… Lorsque je parvins sur la place, la fanfare attaqua une marche militaire du meilleur effet. Je me dis alors que c’était quand même trop d’honneur pour un simple cyclotouriste, même s’il n’en passe ici que quelques-uns par an.

Et de fait, nous étions seulement le Dimanche 17 Septembre, jour de la fête nationale au Chili. J’eus donc droit – dans l’ordre – au défilé (des militaires, mais aussi de tous les corps de la fonction publique), à des discours capables de rivaliser dans l’ennui avec ceux de Charles-Ange, aux danses – la fierté des nations premières, ici les Aymaras, s’exprimant de plus en plus sur le plan culturel – sans dédaigner enfin la distribution publique et gratuite d’empañadas…

J’étais à Colchane le seul touriste et le seul client de l’auberge. Il ne me restait plus qu’a décider de la prochaine étape : passer en Bolivie pour rejoindre le Salar d’Uyuni, ou bien rester au Chili en suivant la Ruta Andina jusqu’à San Pedro de Atacama.

Suite au prochain numéro….

(*) livres lus à Putre : « Underground Railway » de Colson Whitehead, très beau roman sur l’esclavage des Noirs aux USA, et « Ces rêves qu’on piétine «  de Sébastien Spitzer, audacieuse fiction historique sur la  » solution finale ».