Les mystères de Santiago

Dès les premiers contacts – par e-mails – ma relation avec ces chambres d’hôtes (Bellavista Home) a été un peu étrange, voire un rien inquiétante. Je n’ai eu tout d’abord confirmation définitive de ma réservation que quelques heures avant mon départ de Caldera.

Puis mon autocar a mis les bouchées doubles pour nous débarquer finalement à Santiago avec plus de deux heures et demie d’avance, par un de ces Dimanche matins blafards où les grandes villes, désertes, traînent encore leur gueule de bois de la veille. Toujours est-il que, parvenu devant la porte de l’établissement, personne ne répondait à mes coups de sonnette matinaux. Même si j’avais donné onze heures comme horaire d’arrivée, c’était pour le moins curieux, car les B&B sont toujours en principe habités par leurs propriétaires. Et puis, en guise d’accueil, tomber de bon matin sur une porte close et dans une ville inconnue ne pouvait être qu’un peu anxiogène…

Pour me rassurer, et avec l’impatience un rien hargneuse du client occidental-type, j’étais déjà en train de rechercher un autre hébergement dans le secteur, lorsqu’à onze heures moins dix se présenta – en vélo et avec un grand sourire – une charmante jeune femme.

Elle m’ouvrit les portes du petit paradis qui allait devenir mon refuge à Santiago pour une semaine. Dans une rue paisible, une grande maison de bois bleu. S’ouvrant sur l’intimité d’un petit patio verdoyant, quelques grandes chambres. Le capitaine avait déserté le navire, les autres passagers se laissaient désirer. J’étais donc de fait le seul maître à bord, et rien ne pouvait mieux me convenir…

C’était compter sans Carolina. Je crus tout d’abord qu’elle était seulement chargée de venir préparer les petits déjeuners et faire un peu de ménage. C’était bien le cas, mais lorsque je fis appel à sa connaissance de la capitale pour m’aider dans quelques recherches un peu pointues ( trouver un atelier de réparation pour mon matériel photo ou bien un marchand de vélos vendant de bonnes sacoches de voyage), quelle ne fut ma surprise lorsqu’au lieu de griffonner quelques indications sur un plan de la ville, elle décida de m’accompagner elle-même (à bicyclette!) et de me piloter à travers la ville.

Dénicher les bonnes adresses n’a pas été une sinécure et c’est uniquement grâce à elle que je vais pouvoir repartir avec du matériel en parfait état. En outre, ce bout de femme auquel il est impossible de résister, s’est mise en tête de corriger toutes les fautes d’Espagnol que je multiplie avec constance (et elle ne me passe rien !). Bref, le petit chaperon vert s’est soudain retrouvé chaperonné dans les rues de Santiago par sa version chilienne. Est-ce moi qui ait vraiment de la chance dans mes rencontres ? Ou bien est-ce là un esprit d’ouverture et d’entraide on ne peut plus normal chez les Chiliens ? Je ne sais. Un peu des deux sans doute, mais, dans tous les cas, nous avons bien des leçons à prendre, petits Européens recroquevillés sur nos individualismes frileux…

Impossible en tout cas – les hommes seront toujours aussi faibles – de ne pas tomber amoureux de ma belle escort girl. Mais rassurez-vous, à mon âge, cela reste léger comme un fantasme, fugace comme un beau rêve, et aussi insaisissable que le pollen printanier dans l’air. Cela suffit cependant – et c’est bien ainsi – pour sentir qu’on peut vieillir le cœur battant, toujours ému par la beauté des femmes… et du printemps à Santiago.

Adieu au Nord

Je vais prendre en soirée l’autocar pour Santiago.
C’est la fin de mon périple dans le Nord du Chili et de l’Argentine, qui fut en lui-même un voyage (deux mois et demi et 3300 km à vélo).

Ce fut une heureuse idée que de finir en douceur, ici, à Caldera, sur les rives du Pacifique. Rien ne peut plus sûrement que la mer marquer l’achèvement d’une odyssée terrestre, que ce soit à pied ou à vélo. Et la petite ville, en même temps port de pêche, terminal pour quelques tankers qui viennent s’y gaver les entrailles de minerai, et station balnéaire à demi-fantôme (nous sommes encore hors-saison ) m’a offert le cadre gris, la douceur de lumière et l’ennui provincial qui siéent si bien à la nostalgie, celle qui empreint ces moments insaisissables où l’on flotte à mi-distance entre un songe qui s’éloigne et le retour au réel. C’est le moment où le voyage perd sa réalité palpitante des semaines précédentes, pour retourner dans son pays d’origine, celui de nos rêves profonds, chargés de nos désirs et embellis de nos souvenirs.

J’ai repris ma deux roues. Je suis allé jusqu’au phare, tout au bout de la pointe, ultime tentacule jetée dans les flots par le désert d’Atacama. Au beau milieu des rochers des fleurs s’essayaient timidement à remplacer le bleu du ciel. Ce dernier se fondait dans l’immensité grise des flots. Il n’y avait plus d’horizon discernable. Tout était de nouveau grand’ouvert…

 

Du Paso San Francisco au Caballo Muerto

Quand le cycliste déjante…

Les gendarmes me l’avaient bien dit et redit, qu’il valait mieux prendre son mal en patience et attendre l’ouverture du Paso San Francisco quelques jours encore, en restant à Fiambalá. C’eût été d’autant plus raisonnable, à vrai dire, que personne ne pouvait me garantir une date avec une once de fiabilité , et encore moins fournir l’ombre d’une explication sur ce report un peu inhabituel. J’ai même entendu dire qu’il fallait attribuer ce retard au zèle brutalement déployé par les autorités chiliennes pour achever la route, dès lors que le pape avait décidé de rendre hommage, lors de sa future visite en Amérique latine, à son Saint patron, en hissant sa Papa mobile jusqu’au Paso San Francisco. Vue la densité de fidèles dans ce secteur – ils sont probablement moins nombreux que les volcans qui sentent le souffre et émettent des fumerolles diaboliques -, on peut douter du bien-fondé de l’explication, bien qu’elle ait incontestablement sa logique.

En tout cas, c’est à partir de là que mon voyage a déjanté et pris une coloration nettement surréaliste. J’ai en effet décidé en mon for intérieur que le col ouvrirait le jour même où je me présenterai à la douane. Insensé, n’est-ce pas ? Fort de cette certitude absurde – mais le pape et moi partageons le même Saint patron et donc la même foi incurablement optimiste -, j’ai donc décidé d’embarquer mon voyage vers l’ascension d’un col des Andes situé loin de tout (200km côté Argentine et 300km côté Chili, soit 500km sans le moindre village), perché à 4725 m d’altitude, au bout de 3200 m de dénivelée, et dont, cerise sur le gâteau, l’ouverture vers le Chili restait totalement improbable lorsque je me suis lancé les yeux fermés dans la mésaventure.

Il faut dire aussi qu’au bout d’une journée de repos, j’en avais plus que marre de ce bourg de Fiambalá, aussi émoustillant que Guillaumes ou Puget-Theniers un jour d’hiver ordinaire. Même si la connexion internet fonctionne parfaitement sur la place du village, voir les jeunes faire tourner leur ennui en rond sur leurs petites motos finit par être un rien déprimant et si je m’étais mis comme eux a écluser des bières, c’eût été encore pire… Mieux valait se lancer dans un pèlerinage, même aveuglément : c’était en même temps plus sain et incontestablement plus saint.

Quand le pèlerinage devient chemin de croix

Il faut convenir ici que le pèlerinage à San Francisco est très bien organisé, en tout cas sur le versant argentin. Tous les 20 ou 30 kilomètres environ, un petit refuge triangulaire (symbole évident de la Trinité) permet aux pieux cyclistes de se mettre à l’abri pour passer la nuit sans oublier – en vue du Jugement dernier – d’inscrire sur les murs blancs leur nom et la date, témoins irréfutables de leur pèlerinage. C’est ainsi que j’ai pu dormir tranquillement dans trois de ces abris divinement providentiels, mais qui, avec l’altitude et la météo, allaient malheureusement s’apparenter au fur et à mesure de mon ascension aux stations successives d’un chemin de croix. Pour les sceptiques, je précise qu’il s’agit du refuge n°1, 2960m d’altitude, poétiquement baptisé « La Gallina Muerta » (la poule morte), du refuge n°4, 3900m d’altitude, appelé « Las Losas”, et enfin du refuge n°6, « Limite », situé quasiment aux portes des cieux, puisque planté au col même, à 4725m.

Cependant, comme le pape se déplace en Papa-mobile et non en bicyclette, et que sa progression sur le chemin de la sainteté est de ce fait nettement plus rapide que la mienne, à mi-chemin exactement du col, soit à environ 100km de Fiambalá, une auberge, Las Cortaderas (3360m), vient opportunément remplacer les humbles petits abris. Et attention, il ne s’agit pas là d’une vulgaire gargote de montagne, (du genre « Les Aiguilles » à Val Pelens) ! Pour héberger sa Sainteté et sa suite pontificale, il fallait une architecture à la hauteur de l’événement. C’est ainsi que les chambres, et elles sont nombreuses, mesurent chacune 25 à 30 m2, que les couloirs sont de taille à recueillir les processions, les salons à accueillir les conférences de presse, et que le tout, largement vitré, est proprement inchauffable. Quant à l’architecture, elle hésite entre un Club Méd dans sa période la plus faste et un grandiloquent néo-modernisme stalinien (période Brejnev). Pour les connaisseurs, les lieux – aussi vastes que vides – (nous y étions 4 clients en tout et pour tout !) m’ont aussi évoqué l’ambiance incomparable de l’hôtel Le Malamot au Mont Cenis…

Ceci dit, en toute honnêteté, je dois confesser que l’hébergement qui m’a le plus séduit est le seul qui n’avait strictement rien à voir avec le pèlerinage à San Francisco. Il s’agit du refuge géré par les Ponts et Chaussées locaux, implanté juste après le poste frontière argentin, à 4030 m d’altitude et à une vingtaine de kilomètres du col lui-même. Côté architecture, c’est du post-modernisme euphorisant à l’état pur : des demi-tonneaux métalliques nappés de béton à l’extérieur (nous avons les mêmes dans le Mercantour, à côté des ouvrages de la ligne Maginot). C’est sombre et, ou trop froid, ou irrespirable (tout dépend du nombre de bipèdes à l’intérieur). Justement, lorsque j’y suis arrivé, totalement épuisé, le refuge faisait salle comble : un détachement de l’armée argentine en avait fait son camp de base pour un stage montagne. En quelques instants, ils m’ont fait une place sur un matelas, préparé un repas et imposé un concours de photos souvenirs (avec Rossinante, bien sûr !). Moins d’une heure plus tard, le vieil anti-militarisme que je suis était devenu pote avec la moitié de cette chaleureuse brigade.

Là, j’ai eu trop tôt la prétention d’avoir gagné : d’ailleurs – miracle – le col San Francisco a bien ouvert officiellement le 16 Novembre, le jour même où je me suis présenté au poste frontière, et je fus le quatrième pèlerin à y recevoir le tampon de sortie du territoire argentin. Il ne me restait plus qu’une vingtaine de kilomètres et 700 mètres de dénivelée pour atteindre le col, autrement dit pas grand chose. Mais j’aurais pu chanter victoire si, depuis deux jours déjà, le souffle bienveillant de l’Esprit Saint ne s’était mué en un vent d’Ouest proprement infernal. La pénitence imposée au pèlerin sur la dernière étape de l’ascension fut amère. Une première tentative, tôt le matin, me vit battre en retraite et revenir au poste frontière, tant il faisait froid. La seconde, en milieu de journée, ne me laissait pas d’autre choix que d’arriver à tout prix au col et à son refuge terminal. Avec 5 voitures par jour, les chances de se faire prendre en stop avec mon vélo étaient pratiquement nulles…. J’ai donc pédalé sur trois kilomètres, puis poussé mon vélo face au vent, à pied, sur une douzaine, avant d’être recueilli en camion par mes compagnons d’armes de la veille (eux avaient tenté en vain l’ascension d’un volcan du coin). C’est ainsi, piteux et sous escorte militaire, que Rossinante et moi-même atteignirent enfin le terme de notre long pèlerinage à Saint François…

Quand le chemin de croix devient descente aux enfers

Si vous concevez la descente d’un passage andin comme celle d’un col des Alpes – une longue régalade, récompense légitime de l’effort fourni lors de l’ascension -, vous risquez d’être aussi dépité que moi le lendemain matin. Il faisait un petit moins 10°c au soleil et le vent, ignorant totalement les frontières, me soufflait dans les bronches avec autant de rage que la veille. D’ailleurs, témoin de celle-ci, le grand portique métallique signalant le col, jeté à terre et jamais reconstruit depuis… Mais ce n’est pas tout ! Quand une descente s’étale sur 300km, cela n’implique pas, comme on se l’imagine, une belle pente douce et régulière sur laquelle se laisser glisser avec insouciance, mais des dizaines de kilomètres de plat – traversant les salars ou longeant les lacs. C’est certes ce qui fait la beauté infinie des paysages andins. Mais lorsqu’on s’y retrouve à contre-vent furieux et sur une chaussée réduite à l’état de piste chaotique, on sait bien que l’on descend (lentement), mais avec la nette impression que c’est aux enfers…

La descente versant chilien du Paso San Francisco fut à cette image. Elle longe l’un des plus beaux lacs de l’altiplano, une splendeur aux eaux émeraudes appelée « Laguna Verde ». Mais ses rives sont si inhospitalières que même les carabiniers ont déserté leur baraquement, que le vent a aussitôt entrepris de saccager lentement mais sûrement. Ce n’est qu’à l’approche du poste frontière, situé à l’autre bout du grand Salar de Maricunga ( et à déjà 100 km du col et de la frontière !), que la route s’humanise enfin, cherchant à rivaliser avec le bitume impeccable de sa rivale argentine. Histoire de faire respecter la parité à San Francisco, la Sainte Vierge nous accorde au passage sa bénédiction maternelle. Le vent faiblit et la température remonte. Nous ne sommes plus qu’à 3750m d’altitude. Le douanier – charmant – ne me confisque qu’une poignée de fruits secs et taxe à mon profit deux bouteilles d’eau à des Chiliens qui n’osent dire mais…. Tout semble lentement s’améliorer… Je reprends espoir. Il ne me reste plus que 175 km de descente jusqu’à Copiapó, pas vrai ?

500 mètres après le passage du poste frontière, le mirage s’efface brutalement. La route redevient piste. Surtout, elle se met à remonter, tandis que le vent retrouve son souffle rageur. Je regarde la carte pour m’apercevoir que la « descente » sur Copiapó passe par l’ascension d’un col de 4300m d’altitude. Et c’est reparti ! Un petit bout à vélo, un autre à pied, je progresse très, très lentement, en jetant ce qui me reste d’énergie dans cette seconde ascension. Je sais qu’il va me falloir planter la tente (pas de refuges dans le coin) et me demande où et quand. La journée sent lentement venir sa fin. La lumière s’incline à mon passage et dore les courbes douces des volcans. C’est l’heure magique où la beauté de l’altiplano s’exaspère. Assis ou plutôt effondré sur le bord de la piste, je l’absorbe à petites goulées, le souffle court et le cœur battant. Ni blasé, ni désespéré, simplement épuisé. Ah ! J’oubliais : cet endroit, « El Caballo Muerto », ne pouvait mieux mériter son nom. Car le « Cheval Mort », ce soir-la, ç’était moi …

C’est alors que monte un bruit de moteur. Sans doute l’ultime véhicule du jour sur cet itinéraire. Le pick-up s’arrête à ma hauteur. L’homme est seul. Il me demande si ça va et dans la foulée propose de m’embarquer jusqu’à Copiapó, où il habite. C’est ainsi que je ferai d’une traite et en voiture la longue et superbe descente de 150 km et 3000m de dénivelée conduisant aux portes de la ville. À vélo, elle m’aurait demandé au minimum deux jours… Nous avons croisé moins de cinq véhicules pendant ces deux heures de trajet d’une beauté sublime dans la lumière du couchant…

Conclusions et questions

Bien que mon patron, Saint François semble indubitablement moins efficace, comme assureur voyage, que Saint Christophe, un professionnel qui a fait ses preuves depuis longtemps, Saint Jacques, qui n’a jamais mis son bâton dans les roues de personne, ou même Sainte Rita, ma préférée, toujours prête à intervenir dès que ça devient critique… Inutile donc de monter au Paso San Francisco en pèlerinage, comme le pape. Mais peu importe, même en simple touriste, vous tomberez à genoux tellement c’est intensément beau…

Sans aides extérieures, celle des militaires argentins, celle des montagnards chiliens qui m’ont épargné une bonne tirée de ripio infernal, ou celle de ce promeneur solitaire en balade dominicale, qui m’a fait redescendre sur terre, j’y serai encore… Certes, on peut dire qu’en cumulant altitude, froid, route réduite à l’état de piste et surtout vent fou-furieux, j’ai joué de malchance. Mais ces ingrédients ne sont-ils pas précisément les épices relevées qui distinguent fondamentalement les Andes et la Patagonie de nos Alpes ?

Les vraies questions ne sont-elles pas les suivantes :

1°) Voyager à vélo dans les Andes, n’est-ce pas une projection de notre vision d’Européens sur un continent, un climat et des montagnes qui nous sont inconnus ? Pourquoi Chiliens et Argentins ne le font-ils pas, même en VTT ? Pourquoi leur approche de la nature se fonde-y-elle sur l’association de la marche et de l’usage de véhicules 4×4 pour les approches ? Ne pas les imiter, n’est-ce pas de la vanité maquillée d’écologie (car cela ne m’empêche pas dans le même temps d’utiliser un vol long-courrier) ?

2°) Même si j’aime me confronter physiquement – animalement, devrais-je dire – avec la nature, n’y-a-t-il pas un moment où l’action, mobilisant toutes tes ressources, finit par te priver des bonheurs du contemplatif ? Qu’est-ce qui compte le plus pour moi, dans le voyage ? L’exploit physique ? L’intensité de l’aventure ? Ou bien le fait de regarder pour capter la beauté des lieux et d’écouter la petite lumière des autres ?

Vous l’avez compris, les deux mois et demi (3300km en compagnie de Rossinante qui, elle, a jeté sa béquille aux orties, tant elle péte la forme) passés dans le Nord, tout comme le dernier épisode de mon circuit, par son intensité, ont soulevé en moi tout un questionnement sur la suite de mon voyage, la Patagonie. Sous quelle forme ? Continuer à vélo où louer une voiture ? Avec quel esprit ? Dans quelle recherche ?

J’attends vos réflexions, fussent-elles critiques acerbes ou chargées de dérision.