Cafayate : rien sinon le verre de l’amitié
Je n’ai rien visité à Cafayate, rien …à moins de ranger comme visite une excellente dégustation de vins (bio) dans une des bodegas de la ville. Ni musée, ni église, ni curiosités naturelles des alentours. En bref, j’ai laissé choir mon costume de touriste et toutes les obligatinons qui vont avec. Je me suis contenté de rester immobile, tout simplement, as sis sur un banc public ou à une table de l’auberge. J’ai lu, écrit, téléphoné, trié mes photos, discuté… Et au lieu de courir après des lieux où des choses « à voir », et sans que cela ne soit en rien voulu et délibéré de ma part, mais du simple fait de la disponibilité que donne la suspension de toute action, je suis allé ainsi à la rencontre des autres.
Je me suis d’abord rapproché d’un jeune couple d’ingénieurs français. C’est vrai qu’on a tendance à l’étranger à « resserrer les rangs » en se rapprochant de ses compatriotes, mais ces deux jeunes n’avaient rien de futurs cadres formatés. Ils portaient un regard critique aussi bien sur notre société que sur leurs études ou sur leur vie professionnelle, et ce n’est pas si fréquent. Elle avait en outre déjà vécu en Argentine et on la sentait passionnée et amoureuse de ce pays.
Puis, j’ai eu le temps d’échanger avec Rolando, le gérant de l’hostel, un homme – la quarantaine a peine – d’une profonde humanité et d’une grande générosité, dont je me suis senti infiniment proche. Enfin, j’ai pris les devants et je suis allé à la rencontre d’un autre couple de jeunes, mais cette fois argentins ( de Buenos Aires). Le dernier soir, nous avons dîné tous ensemble et c’était pour moi très beau que cette soirée (en Espagnol, of course !). Un de ces moments précieux qui donnent tout son sens au voyage, et que l’on cherche à fixer avec une émouvante maladresse sur des photos-souvenirs.
Nous avons posé tous ensemble ce soir-là, et reposé encore le lendemain matin devant l’hostel, au moment de mon départ, mais cette fois avec Rossinante. Car il fallait bien reprendre la route et repartir comme en 40, sur la fameuse RN du même chiffre…
Mon aventure avec la quadragénaire (suite et fin ?)
Après son séjour en ville à Cafayate, notre Nationale mythique, la RN 40, renonce à son caractère sauvage et accepte de se donner les airs civilisés d’une départementale bucolique et respectable flânant au milieu des vignobles. Parfois, cependant, le naturel revient au galop et, dès le premier jour, la belle s’offrit sans prévenir deux intermèdes pour revenir aux délices vibratoires du « ripio » et de la tôle ondulée.
Le second jour, la belle changea de registre. Impeccablement maquillée de bitume, elle se hissa sur de hauts-talons de quelques centaines mètres d’altitude pour gagner la Puna et y tracer les parfaites lignes droites dont la vallée Calchaquie l’avait précédemment frustrée. À la monotonie de ces trajectoires rectilignes, vous rajoutez l’après-midi – quand la fatigue commence à se faire sentir – un rien de canicule et un bon petit coup dans le nez (il s’agit de vent et non de vin !), et la RN 40 sera vite devenue à vos yeux la route la plus fastidieuse d’Argentine… Mais, rassurez-vous, la belle garce gardait encore plus d’un tour dans son sac…
Le plus beau piège qu’elle me tendit (et dans lequel je tombai inévitablement ) intervint après mon étape de repos dans la petite ville de Belen. Au-delà vers le Sud, en effet, la RN 40 se dédouble. Pour gagner Tinogasta, le bourg suivant, il y a le choix entre l’ancienne RN 40 et la nouvelle. Cette dernière est entièrement asphaltée, ne comporte que très peu de dénivelée, mais représente 160 km, soit deux jours de vélo.
L’ancienne est beaucoup plus rusée, évidemment. Elle met en avant une distance moitié plus courte (80 km. Quel raccourci imparable !) et sans dissimuler que plus de 60 sont en « ripio », elle se garde bien d’en préciser l’état réel. D’ailleurs, dans la bouche de ses partisans à Belen, ce qui aurait dû m’inquiéter – son interdiction absolue aux voitures – en faisait quasiment une pépite, une piste cyclable franchissant tout droit la sierra en reprenant le Chemin de l’Inca, tout en s’affublant d’une irrésistible appellation romantique : « la Cuesta de Zapata ». En bref, 60 km de vie sauvage lovée autour de belles courbes, sans un point d’eau et sans une habitation, mais avec 1200m de dénivelée, ça ne pouvait pas se refuser : deux jours de vélo, certes, mais absolument rien à voir avec ceux de la nouvelle route…
Sur ce point – c’est le seul -, les fervents supporters de la « Cuesta de Zapata » ne se trompaient pas…
La RN 40 aussi peut être pavée des meilleures intentions du monde.
D’abord en termes de préliminaires – d’un côté des montagnes – puis en termes d’achèvement – sur l’autre versant -, de longues pistes rectilignes et poussiéreuses propres à vous achever avant comme après la course. Entre les deux, sur 30 kilomètres, le chaos d’une route abandonnée des hommes et redevenue au fil des ans quelque chose qui hésite perpétuellement entre le lit raviné d’un torrent et un chemin muletier ravagé par le passage des bêtes. À la montée, ce n’est pratiquement pas cyclable et j’ai dû pousser Rossinante sur des kilomètres. Il fut même un endroit où la « route » était devenue si raide qu’au plaisir de la « poussette », j’ai dû rajouter ceux du « portage » à la canadienne : debater ma monture, transporter les différents éléments de mon chargement en plusieurs voyages, réarnacher l’animal et repartir en le poussant.
Sur le long plateau qui sépare les deux cols, c’était cyclable à mi-temps, voire même un peu plus. Tout au long de la descente -absolument magnifique -, même chose, mais avec le danger de la chute en plus. C’est d’ailleurs là que j’ai brutalement mesuré l’engagement qu’implique cet itinéraire. En deux jours, je n’ai croisé que deux motards. Mais je suis à peu près sûr qu’on peut passer une semaine ou plus sur cette piste sans y rencontrer âme qui vive. Elle est en effet impraticable et interdite aux voitures, même aux meilleurs 4×4. Seuls l’empruntent les motos et quelques cyclistes complètement allumés (j’ai relevé deux traces de vélo avant mon propre passage). Et ça, ça change la donne par rapport à une route, surtout lorsque tu es seul…
Par contre, au beau milieu de cette galère de forçat – j’ai vraiment été au bout de mes ressources physiques -, j’ai passé l’un de mes plus beaux bivouacs. Un peu à l’écart du chemin, un magnifique hameau de berger traditionnel, constitué d’enclos de pierres sèches, couverts ou non de torchis. L’un de ces enclos abritait un vaste foyer. Je m’y suis blotti comme s’il y avait du feu, après avoir tiré la porte – il y en avait une – et, totalement épuisé, j’ai sombré dans le sommeil avant même l’arrivée de la nuit et de la lune, mes compagnes de solitude.
Le lendemain, lorsque je suis arrivé aux portes de Tinogasta, j’ai été arrêté par un cycliste en VTT – un vrai, avec le maillot du club – qui voulait seulement vérifier que dans cet équipage je venais bien de la fameuse « Cuesta de Zapata ». Lorsque je lui ai confirmé, j’ai senti que j’étais malgré moi devenu un héros, avec sûrement, vu mon état de fatigue, l’air extatique, poussiéreux et ravagé qui allait de pair avec ce nouveau statut.
Or, je cherche tout, dans mon voyage, sauf à passer pour un quelconque héros. Certes, ces deux jours auront été pour moi un vrai challenge physique et psychique. Je crois n’avoir jamais encore parcouru un itinéraire à vélo aussi difficile et engagé. Mais ce choix fut tout sauf lucide. Il me fut conseillé par deux Argentins de Belen : le gérant du gite, guide par ailleurs, et un correspondant du réseau Warmshowers. Ce n’est qu’en réfléchissant ensuite que j’ai compris combien leurs conseils, loin d’être le reflet d’une expérience personnelle directe et récente, ne faisaient que refléter l’avis de certains voyageurs précédents, mais datant maintenant de plusieurs années. Or, depuis, saison après saison, la nature et les intempéries ont fait leur travail de restauration du sauvage, et c’est précisément cela qui fait aujourd’hui de la « Cuesta de Zapata » un itinéraire réellement hors du commun. En journalisme, on appellerait cela la nécessité de vérifier la fiabilité de ses sources…
Pour ne pas accabler autrui – la RN 40 aussi peut être pavée des meilleures intentions du monde – je dois avouer que ce choix n’était pas cependant sans une arrière-pensée un peu maligne de ma part. Tinogasta, en effet, ne se trouve pas sur la RN 40, mais sur la RN 60 qui monte vers le Paso de San Francisco et donne accès au Chili. En bref, pour moi, une belle occasion de sauter subrepticement des bras de mon épuisante quadragénaire dans ceux d’une sexagénaire plus en accord avec mon âge !!!
Mais cette fois, avant de m’envoler vers les sommets du romantisme, je vais d’abord vérifier mes sources. Je ne tiens pas à finir inutilement une seconde fois dans la peau d’un héros. Je tiens trop à poursuivre mon voyage en retraité pépère…