El Chalten et Calafate
Il y a la même différence entre El Chalten et Calafate qu’entre Vallouise, au pied des Écrins, et Chamonix, au pied du Mont Blanc. Dans le premier cas, il faut marcher (voire ici naviguer) pour accéder au pied des glaciers. Dans le second, on s’y rend directement en bagnole, en bus, en train ou en téléphérique.
Cela suffit à faire la différence. Si les deux villes peuvent rivaliser par la beauté de leurs sites de montagne respectifs, El Chalten n’est qu’un gros bourg de fond de vallée, étirant ses auberges et ses campings le long des terrains assez vagues de sa rue principale. Calafate, elle, s’est installée plus à distance, au grand large d’un lac et sur un vaste plateau à la mesure de ses ambitions futures, lesquelles s’affirment aussi bien à travers l’absurde démesure des avenues qui l’entourent que par les embryons d’embouteillages urbains qui animent son centre.
J’ai aimé El Chalten. En soirée, j’y retrouvais facilement mes copains cyclistes, sans les rechercher particulièrement. Calafate atteint déjà une taille qui rend l’anonymat urbain incontournable ou presque. Je m’y suis senti bien plus mal à l’aise et seul.
Les vacances de Mr Bidochon à Calafate (jour 1)
Le premier jour, Mr Bidochon a joué la carte de la prudence et réservé l’excursion la plus classique, celle qui fait la notoriété mondiale – et la fortune – de Calafate, et celle dont son hôtel faisait une promotion active : le glacier Perito Moreno. C’est qu’on ne sait jamais bien où on met ses sous et que la meilleure façon de ne pas prendre de risques, c’est encore de suivre le mouvement et de faire comme tout le monde, pas vrai ?
Eh, bien, Mr Bidochon – il doit le reconnaître – en a eu pour son argent. D’abord le car est venu le prendre à l’hôtel comme un vrai VIP. Après 80 kilomètres d’une jolie route et le péage obligatoire à l’entrée du Parc National (vingt cinq Euros, tout de même…), il a pu embarquer avec deux cent autres personnes sur un joli bateau spécialement conçu pour faire des ronds dans l’eau au pied du glacier, à l’endroit précis où il vient faire trempette et abandonner quelques glaçons inutiles. Les ronds dans l’eau, c’est simplement pour permettre, chacun à son tour, de se tirer son selfie avec le mur de glace couleur menthe à l’eau dans le dos, sans faire basculer le bateau d’un seul côté.
Mais l’aventure ne se termine pas là ! La seconde partie – et le clou – du spectacle, c’est ce qu’on appelle ici le « safari ». Il s’agit en fait d’un parcours, tout en escaliers et passerelles métalliques, permettant à chacun de participer à la grande chasse photographique aux glaçons. Ceux-ci se détachent régulièrement de la muraille en ruine du glacier et se suicident en plongeant dans le lac, soulevant une vague de remous aussi bien dans les eaux que chez les centaines de spectateurs ébahis. C’est simplement grandiose. Mais après ces sensations fortes et une nouvelle ration de selfies, la nature reprend ses droits, même chez les poètes et les esthètes. Heureusement, le parcours du « safari » – tout en descente – s’achève opportunément devant les portes d’un restaurant, permettant à Mr Bidochon, fatigué mais content, de se remettre de ses émotions devant une bonne bière et une part de brownie, et sans regarder cette fois à la dépense !
C’eût été une bonne journée, si, plus Bidochon que nature, je n’étais tombé en panne de piles pour ma boîte à selfies avant même d’embarquer pour la « mini-croisière » (sans commentaires…)
Les vacances de Mr Bidochon à Calafate (jour 2)
Le second jour, mis en confiance, Mr Bidochon n’a pas hésité et a choisi du haut de gamme. La « croisière » promettait cette fois plusieurs heures de navigation. On allait chasser un glacier beaucoup moins banal que le Perito Morino jusque dans ses derniers retranchements, au fin fond d’un fjord. Enfin, pour changer des foules de la veille, le programme promettait non plus un « safari », mais un véritable « trekking » en montagne, en petit groupe de 14 personnes, et avec un vrai guide… Tout ceci sans parler du pot final – gratuit cette fois – offert aux valeureux participants dans les murs historiques d’une vénérable hacienda…
En réalité, c’est un autocar de cinquante places qui s’arrêta devant l’hôtel et il était déjà pratiquement plein. Puis ce sont quatre ou cinq autocars du même type qui déversèrent leur cargaison dans un bateau plus grand encore que celui de la veille. Le capitaine prétexta ensuite du mauvais temps (glacial) pour ne pas honorer son rendez-vous (glaciaire), se contentant de dessiner quelques ronds dans l’eau devant un gros glaçon bleu, histoire de pouvoir ensuite attester de l’aventure à coups de selfies. A l’arrivée, chacun reçut, comme dans les camps d’ados, un badge de couleur, correspondant à l’activité choisie et à son groupe.
Celui de Mr Bidochon – les « trekkeurs » – constituant indiscutablement un corps d’élite, eut le privilège de démarrer le premier, et ceci sur les chapeaux de roues, d’autant plus que le « trekking » débutait en fait par 45 minutes de 4×4 sur une piste défoncée. La suite fut à l’avenant : une longue course poursuite de cinq heures, pour essayer de rattraper le guide loin devant, tout en mitraillant au hasard des paysages grandioses (car cette fois, Mr Bidochon avait rechargé ses accus !). Le challenge fut cependant tenu : nous arrivâmes à l’estancia exactement cinq minutes avant l’heure de re-embarquement, ce qui nous laissa exactement le même temps pour re-hydrater nos organismes desséchés par la performance. A bord, on félicita publiquement Mr Bidochon, le senior des randonneurs, pour son incommensurable exploit. Sous le coup de l’émotion et après avoir ingurgité le sandwich initialement prévu pour le pique-nique, il sombra dans un profond sommeil réparateur. Rassurons nos lecteurs : Mr Bidochon survécut cependant au naufrage de cette expédition haut de gamme, bien qu’elle lui ait coûté une vraie fortune…
La fuite en avant (de Calafate à Puerto Natales)
Me voici revenu sur le versant argentin de la Patagonie. Plus un seul arbre à l’horizon. L’immensité plate et infiniment monotone de la Pampa qui remplace les surprenants détours et contours des vallées chiliennes. Oh, bien sûr, à vélo, j’avance bien plus vite : deux étapes de plus de cent kilomètres en deux jours pour relier El Chalten et Calafate. Je suis pourtant nostalgique du « ripio » de la Carretera Austral, dont cinquante – de préférence bien arrosés – suffisaient à m’épuiser.
Car retrouver l’asphalte de ma route argentine préférée, la « Cuarenta », c’est non seulement s’ennuyer, mais passer d’une bagnole par heure (sur la Carretera chilienne) à une bagnole toutes les cinq minutes sur ce versant touristique de la Patagonie. Avec toujours, cette chaussée trop étroite et ces conducteurs dont la plupart n’envisagent pas de lever le pied pour un simple cycliste. Il y a donc d’abord un peu de lassitude et d’ennui, puis une peur diffuse, et enfin, le retour d’un vent sempiternel. Même s’il ne souffle pas en tempête, il sévit sans répit, obstinément. Juste assez pour te prendre la tête, et user patiemment ton énergie.
J’ai donc décidé d’éviter plus de deux cent kilomètres de cette route du déplaisir et de la monotonie, en gagnant directement en bus le Chili et le parc national de Las Torres del Paine. Là-bas, j’espère, pédaler suscitera des émotions plus riches que l’envie perpétuelle de serrer les fesses à chaque fois qu’on me dépasse. Trouver un bus qui accepte les vélos n’a pas été facile. J’y suis parvenu néanmoins, tout en m’assurant qu’il passait bien par le village de Cerro Castillo, embranchement pour le parc national des Torres del Paine.
Mais il faut croire que le sort en avait hier décidé autrement. Le steward de l’autocar était sourd-muet et ne comprit rien à ma demande, tout en dressant un barrage infranchissable entre moi et le chauffeur. La douane chilienne avait décidé d’embêter les cyclistes et s’acharna sur mon vélo aussi bien que sur mes bagages, ce qui nous retarda et mît le chauffeur en rogne. Bref, tous mes efforts pour essayer d’arrêter le bus à Cerro Castillo s’avérèrent voués à l’échec.
C’est ainsi que j’échouais hier soir comme tout un chacun à la gare routière de Puerto Natales, tournant le dos aux célèbres Torres del Paine. J’ai heureusement trouvé sans difficulté une chambre dans un petit hostal. Et puis – et c’est en cela que le voyage m’a transformé – au lieu d’accuser, de maudire, de pester ou de me décourager devant mes plans contrariés, j’ai décidé d’accepter le nouveau cours pris par mon voyage, d’en sourire, et de poursuivre allègrement ma route vers le Sud, en direction de Punta Arenas et d’Ushuaia. De toute façon, je dois normalement repasser au retour par Puerto Natales, ce qui me laisse encore une chance d’aller contempler les Torres del Paine. Et puis, ce sera début Mars et le début de l’automne. il y aura bien moins de monde et ce sera forcément plus beau…
Encore quelques années de tribulations et quelques milliers de kilomètres, et si je continue sur cette pente-la, je vais finir par totalement lâcher prise et devenir plus zen que le Dalaï Lama lui-même….
Avant de repartir, juste un dernier mot, le seul sérieux de cette chronique. Mes photos parlent toutes seules et mieux que moi (enfin, je l’espère!). De tout ce que les mots, justement, ont du mal à exprimer : de l’immensité des ciels, du jeu des nuages avec le vent, le soleil et la pluie. De la puissance patiente des glaciers qui nous fait si petits, de ces lacs qui n’en finissent pas, de ces roches polies par des millions d’années qui nous renvoient à la fugacité de nos vies, du couple de condors qui plane très haut au-dessus de nos têtes. De tout ce qui fait la Patagonie ?