Je ne suis donc offert un short break (bien trop bref) de quelques jours en Bretagne. J’en avais plus que marre du chantier, des poutres, du béton et des concertos pour scies et perceuses. Or, lorsqu’on habite les Alpes Maritimes, la Bretagne, c’est encore ce qui reste de plus snob comme destination, en tout cas quand on n’a pas les moyens de s’offrir un week-end prolongé à Uschuaïa.
Je me suis donc invité chez Armelle, une amie de Rennes rencontrée l’an dernier au cours de mon odyssée chilienne, dans une petite pension perdue de ce village patagon hautement improbable qui s’appelle Caleta Tortel. Je lui avais avancé à l’époque quelques pesos, et, comme mon côté auvergnat-berrichon ne perd jamais de vue ceux qui me doivent trois sous, nous avons pu nouer ensuite des échanges monétaires et une relation d’amitié sur des bases on ne peut plus saines et rigoureuses.
Mon amie Bécassine de Bretagne (Armelle donc, pour les intimes) est une femme fine comme une ligne d’horizon, de ces beautés discrètes et non tapageuses sur laquelle on ne se retourne guère. On serait même tenté d’y voir une prof ou une cadre, un rien bourgeoise et trop sage… Mais ne vous fiez pas à ces apparences ! Outre les taches de rousseur qui valident ses origines celtes, ce qui fait tout le charme d’Armelle, c’est qu’elle est à elle seule un véritable tourbillon de vie. Non seulement elle exerce un métier plus que prenant (elle est médecin généraliste en milieu rural), mais son appartement est un refuge toujours ouvert. On y retrouve bien entendu son chéri et sa fille (jusqu’ici, rien que de normal), mais aussi nombre d’ami(e)s, de toujours aussi bien que de passage (comme votre serviteur), venus se blottir au creux de ce lieu débordant de vie et de chaleur.
Mais pour mieux comprendre qui est vraiment Armelle, le mieux est sans doute de se laisser aspirer dans son tourbillon : voici donc ce qui m’advint au cours des trois jours de ce séjour breton.
Jeudi soir.
Armelle sort d’une longue journée de boulot. Celà ne l’empêche pas pour autant de venir m’accueillir en personne à pied à la gare. Je tombe chez elle en plein gynécée (sa fille, une amie de sa fille, et une amie chère d’Armelle). Me voici donc le seul mâle. Qu’à cela ne tienne ! Mon tourbillon décide illico de me céder son lit et sa chambre et rejoint le dortoir des filles. Ce délicat problème de genres résolu de façon aussi spontanée qu’expéditive, un repas s’improvise dans la foulée. Je suis mort de fatigue, mais c’est si gai et revitalisant de se retrouver seul homme – mes vrais amis se chargeront de préciser “seul vieux” – entre quatre jolies jeunes femmes !
Vendredi.
Tout mes jolis anges se sont envolées. Je paresse seul au refuge. Mais le farniente est de courte durée ! Armelle s’est en effet libérée pour l’après-midi. Elle m’embarque pour une balade dans le centre-ville, puis nous enchaînons, en compagnie d’une amie, par une très belle expo d’art contemporain (extraite des collections de François Pinault). C’est qu’il y a urgence : c’est l’avant dernier jour ! Quelques heures à se remplir les yeux de beauté et d’émotions, puis quelques emplettes à la volée pour gaver les gosiers et la soirée s’achève sur un nouveau diner gai et léger.
Samedi.
Balade matinale sur le principal marché de la vieille ville. Nous y achetons – nostalgie du Chili – quelques empanadas por un déjeuner aussi improvisé que les repas précédents. Armelle se rend ensuite l’après-midi à l’enterrement d’un de ses patients. Elle confie à son chéri le soin de récupérer le touriste à la gare de Saint Malo. Patrick, lui, c’est le contraire d’Armelle : il n’a rien du look accordé au corps professoral, bien qu’il en fasse justement partie. Une vieille caisse rafistolée et encombrée, une vieille chemise jetée sur un vieux jean : il donne plutôt dans le vieux bourlingueur breton (qu’il est d’ailleurs aussi !). Et il ne lui faudra pas longtemps pour me dénicher la paire de bottes de marin, indispensables à mes futures navigations australes. Nous déambulons ensuite le long des quais et des remparts de Saint Malo. Lui admire les premiers bateaux concurrents de la Route du Rhum, et moi je plonge dans la nostalgie des balades avec Annick, ma mouette d’antan. Puis nous regagnons sa maison, blottie aux creux des champs non loin de là. Nous y retrouvons Armelle. Un des vieux copain de Patrick s’est invité. Cette fois, ce sont les hommes qui mènent la danse ! Ce fut une soirée bien arrosée … mais c’est le climat breton qui en veut ainsi, pas vrai ?
Dimanche.
C’est jour de rando, et ceci d’autant plus qu’il fait grand beau. A cela s’ajoute le fait qu’il s’agit d’un jour de grande marée. Pour moi, cela n’évoque rien de concret, ni de précis. C’est seulement un peu comme un jour de fête, où la mer se ferait encore plus belle que d’habitude…
Le matin est conforme à ce qu’attend un Bidochon randonneur de mon genre, d’une balade à pied sur la côte. Quelques chemins creux tapissés de mûres, un café pris au tripot du village, et même, pour s’accorder quelques sensations inédites, la traversée d’un bras de mer, de l’eau jusqu’aux genoux. Enfin, histoire de s’achever, une assiettée de moules frites arrachée au restau du coin… Tout celà suffisait amplement à faire mon bonheur.
Il faut croire cependant que le Paradis, sur l’échelle de Jacob des Bretons, compte un étage supplémentaire dans la félicité (et donc dans la difficulté). Le jeu consiste d’abord à se rendre le plus loin possible au large, en marchant sur les fonds abandonnés par les eaux. C’est ainsi que, pour couper en ligne droite vers la mer, nous finîmes par nous embourber jusqu’à mi-mollets dans une vase noire et gluante qui n’aspirait manifestement qu’à vous absorber tout entier. Revenus à la raison et aux sables du rivage, nous enchaînâmes ensuite gaillardement des kilomètres pour gagner de petites îles, temporairement déchues de leur statut par la marée basse. C’est ici que le jeu se corse (comme disent les indépendantistes bretons). Car c’est bientôt l’heure où la marée remonte, et ceci d’autant plus vite qu’elle est descendue plus bas, comme si la mer, humiliée d’avoir cédé autant de ses territoires, avait la rage de les reconquérir.
C’est précisément le moment que choisit Armelle pour pimenter le déroulement de la course. Peut-être poussée par un souffle d’inspiration biblique (Moïse ouvrant les flots de la mer Rouge ?) ou bien submergée par une pulsion sauvage remontant du fond de ses origines (celle d’une belle sirène issue d’une légende celte), elle décida de couper droit à travers la baie, mi à pied, mi à la nage, portée par le courant. Patrick et moi, un peu inquiets, la suivions du regard, depuis le rivage lointain…
Elle finit cependant par émerger des flots, belle comme une naïade, et par nous rejoindre. Mais pendant ce temps-là, les eaux continuaient à monter, de plus en plus vite, et nous avions encore à franchir le fameux bras de mer innocemment traversé le matin… Il fallut donc faire la course, s’arracher à toute vitesse chaussures, chaussettes et pantalon, et avancer enfin dans un courant de plus en plus violent… Nous sommes finalement passés juste à temps – une question de quelques minutes sans doute…
C’est à ce moment-là que j’ai compris deux choses. Qu’en Bretagne, la mer peut cacher des pièges même par beau temps calme. Et que si j’avais réchappé des tourbillons bretons, je n’avais dès lors plus rien à redouter de ceux de Patagonie (*)
(*) Faut-il préciser que Bécassine de Bretagne et moi avons prévu de nous retrouver là-bas cet hiver pour voyager ensemble ? Je vous laisse donc décider de quels tourbillons je parle…