Vous comprendrez vite pourquoi aucune photo ne vient hélas illustrer cet épisode
La veille du Jour J
Au Chili comme dans toutes les Amériques, la pratique de la montagne est beaucoup plus réglementée que dans notre vieille Europe. Pour s’embarquer sur le tour du Cerro Huemul, non seulement il convient de s’enregistrer auprès du Parc National (un sermon sur la sécurité en montagne, doublé d’un formulaire à remplir), mais une liste précise de matériel est imposée (réchaud, tente, etc…). La spécificité du tour du Cerro Huemul, et ce qui fait l’une de ses difficultés, c’est d’imposer le franchissement de passages en tyrolienne pour traverser à deux reprises le Rio Tunel, un imposant torrent tout droit sorti du ventre des glaciers. Pour cela, sont donc exigés un baudrier d’escalade, une sangle de sécurité et deux mousquetons (un pour soi, un autre pour le sac à dos). Pour les groupes, une cordelette de 30 mètres se rajoute à la liste. Mais pas pour les individuels ( nous verrons plus tard quelle importance peut avoir ce détail).
Les randonneurs n’étant pas, en général, équipés de ce matériel, sa location garantit un chiffre d’affaires non négligeable aux magasins de sport d’El Chalten. D’autant plus substantiel, d’ailleurs, que si vous prenez soin de louer votre équipement la veille, on vous comptera généreusement un jour de location en plus… La maison ne reculant devant aucun sacrifice, je me plie à cet impératif de compétitivité et loue donc la ferraille exigée, non sans devoir laisser mon passeport en caution ( nous verrons plus tard quelle importance peut prendre ce genre de détail).
Le Jour J : la vallée Tunel (6h de marche)
Je suis l’un des plus matinaux (enfin, tout est très relatif car les gardes du Parc national ne prennent leurs fonctions qu’à partir de 9h du matin ) à sacrifier sans broncher à l’incontournable rituel du sermon, du formulaire et du matériel d’escalade.
Mais me voici enfin parti. Après quelques rafales de vent et quelques gouttes, histoire de me faire douter et trembler, le temps se décide paresseusement à tourner au beau. Cette première étape est une longue et belle marche en moyenne montagne, sur des hauts plateaux parsemés de forêts et de « vaches sauvages » dont le Parc national prévient gentiment (toujours ce sempiternel souci de sécurité ) qu’il n’est en rien responsable de leur humeur, ni de leurs vacheries éventuelles. La journée s’achève sur une longue descente dans une large vallée glaciaire, celle du fameux Rio Tunel. Mais sa traversée n’est pas à l’ordre de ce premier jour. En guise d’échauffement (ou plutôt de rafraîchissement des orteils), deux petits affluents imposent cependant de retrousser le pantalon et de quitter chaussures et chaussettes. Le campement se niche sous de grands arbres, dans un recoin bien protégé du vent. Nous n’y sommes qu’une dizaine de tentes (quel changement par rapport à ma randonnée précédente, où nous étions cinq à dix fois plus !).
Le jour 2 : El Passo del Viento (7 a 8h de marche)
C’est un peu le jour de vérité. Non seulement cette seconde étape prévoit le franchissement du Rio Tunel (soit à gué, soit grâce à la première tyrolienne), mais elle impose ensuite une progression sur glacier, suivie d’ une longue ascension jusqu’au col dont le nom n’est pas sorti, paraît-il, d’une histoire à tenir debout.
Comme d’hab, je suis le premier à parvenir au départ de la tyrolienne jetée en travers du Rio Tunel. L’endroit est réellement impressionnant : le torrent s’engouffre en rugissant comme un fou furieux dans un canyon étroit et profond. Les ancrages des deux câbles sur les rives s’accrochent juste au bord du gouffre. Et là, les problèmes commencent sans que je n’en prenne cependant immédiatement conscience. La poulie se trouve opportunément de mon côté, bien qu’un peu trop dans le vide. Cependant, à l’aide de mon bâton de marche, je parviens non sans mal et surtout non sans risque à mettre la main dessus. Je m’équipe de mon baudrier. Je me relie dans les règles à la poulie et au câble. Et la peur au ventre, je me lance au-dessus du vide lorsque les randonneurs suivants parviennent sur le site, leur laissant mon sac à dos dans l’espoir de le hisser ensuite grâce à la cordelette qui relie la poulie à l’autre rive.
Tout se passe bien (en serrant un peu les fesses). Je parviens en quelques instants sur l’autre rive et m’y assure. Ouf ! Et c’est là que les ennuis commencent. Pas moyen de réussir à renvoyer la poulie sur la rive de départ, même en secouant les câbles. Elle s’arrête obstinément aux deux tiers de la traversée. Pas moyen pour mes suivants de la rappeler à eux : il n’y a pas de cordelette de leur côté. Il faut se rendre à l’évidence : il est impossible, faute de corde de rappel de la poulie de chaque côté, de traverser le torrent en utilisant la tyrolienne. Me voici donc contraint de faire câble arrière, de rappeler la poulie à moi et de retraverser le canyon en sens inverse. Et nous voici partis, collectivement cette fois, à la recherche en amont d’un passage à gué. Nous le trouverons heureusement assez vite : de l’eau seulement jusqu’aux genoux mais avec un fort courant, donc cette fois en gardant chaussures et chaussettes pour conserver plus d’aisance qu’en traversant pieds nus. C’est ainsi que cette seconde étape m’aura vu traverser le Rio Tunel à trois reprises, deux fois avec la fameuse tyrolienne, puis une dernière, à gué et les pieds trempés.
La suite de l’itinéraire est à la fois difficile et grandiose. Progresser sur la lèvre terminale du glacier ne s’avère pas le plus pénible, loin de là. Cheminer, accompagné par les craquements sourds de la glace, sur ce sol bleuté, translucide, constellé de pierres et rayé de rigoles de fonte est au contraire à la fois superbe et fascinant. Ceci dit, une bonne partie de l’ascension se déroule sur des terrains morainiques, constitués de gros blocs, de pierres instables et de petits gravillons. De plus, la trace dédaigne la facilité des montées en lacets et préfère s’élever droit vers le col. Au total, c’est simplement exténuant (et pas seulement pour moi, si j’en juge par la vitesse des autres). Par contre, quel spectacle ! Un immense glacier ourlé de cimes me donne la main droite tout au long de l’ascension. Le col, lui, n’a pas volé son nom : même par grand beau temps, il faut s’arque-bouter pour le franchir. On traverse ensuite un petit plateau de lacs. Et c’est alors que tu tombes à genoux : devant toi, ce n’est pas une mer, mais tout un continent de glace, le Hielo Continental Sur. Un infini de glaciers qui s’ouvre sur plus de 180 degrés, s’entoure d’une cour de cimes enneigées et se noie dans un horizon blanc. Une autre planète, une autre échelle, comme une cinquième dimension des montagnes. Et toi, chancelant de fatigue et ébloui de beauté. Il faudra bien cette interminable descente en pente douce jusqu’au campement pour te permettre de revenir lentement sur terre. Quelques tentes autour d’un petit lac : autant l’étape aura été dure, autant ce lieu sera reposant. C’est ici que j’ai rencontré David, un autre randonneur solitaire, venu d’Irlande.
Le jour 3 : El Passo Huemul (6 a 7h de marche)
Toute la matinée fut un réel enchantement. Un temps frais, lumineux et surtout sans vent (un vrai miracle, ici !). Un bon sentier qui se glisse d’alpage en alpage et de vallon en vallon, en balcon largement ouvert sur le glacier Viedma, une de ces longues tentacules que pousse autour d’elle la grande pieuvre glacée du Hielo Continental. C’est, en confort et en beauté, digne des Balcons de la Vanoise. Sauf qu’ici les glaciers sont en contrebas, à vos pieds, et non rétractés très haut au-dessus de vos têtes.
La suite se corse un peu avec l’ascension du Passo Huemul. Toujours la même caillasse et la même trace qui monte droit dans la pente, mais la dénivelée est bien moindre que la veille et surtout la vue depuis le col est époustouflante : sur un versant les immenses glaciers et sur l’autre les eaux gris-bleutées du lac Viedma, saupoudrées d’icebergs essaimes par les premiers. C’est le moment que choisit un ange pour passer en majesté. Simplement, ici, ils ont les ailes noires et s’appellent des condors…
Il ne restait plus, pour prolonger cette félicité, qu’à se laisser glisser paisiblement jusqu’au bord du lac, où se trouve le troisième et dernier campement. Mais très vite il s’avéra hélas que le problème consistait précisément à éviter toute glissade ou dérapage : sur 400 mètres de dénivelée au moins, le sentier n’est plus en effet qu’un ravinement quasi vertical, cumulant gravillons roublards, branches traîtresses et même quelques cordes fixes plus que douteuses. Ajoutez à cette difficulté du terrain une température caniculaire pour la Patagonie (plus de 30° !). Je suis arrivé sur les rives du lac, épuisé et assoiffé comme un naufragé sur sa plage déserte. D’ailleurs, c’était le cas : nous n’étions plus que 4 tentes ce soir-là. Et ce ne sont pas les bruits de canonnade et d’effondrement de nos encombrants voisins les icebergs qui nous ont empêché de dormir…
Le jour 4 : le Lago Viedma (5 a 6h de marche)
Peu de dénivelée, une distance raisonnable et un sentier bien tracé : malgré la canicule, cette dernière étape aurait pu être sans histoire. Mais c’était compter sans l’ultime obstacle : de nouveau le franchissement du Rio Tunel, mais cette fois au niveau de son embouchure avec le lac Viedma. A ce niveau, il n’est plus un simple torrent, mais une large et puissante rivière, aux flots grossis par la brusque fonte des neiges en altitude. Deux moyens s’offraient en théorie pour le traverser : à gué en profitant des méandres étalés du delta ou bien grâce à la tyrolienne en place.
Le drame s’est joué en trois actes.
Acte 1 : je me dirige droit vers la tyrolienne, persuadé que la traversée à gué est rendue hasardeuse par la crue en cours. Arrivé sur place, je mesure immédiatement l’étendue du problème : la poulie n’a de corde de traction ni d’un côté, ni de l’autre et elle se trouve malheureusement sur la berge opposée. Faute de cordelette dans mon équipement, je dois donc traverser sur mon mousqueton et avec mon sac à dos. Je fais une tentative, mais me rendant compte très vite de l’extrême pénibilité de l’entreprise, je fais demi-tour au bout de quelques mètres.
Acte 2 : je pars explorer les branches du delta, pour voir si un passage n’est néanmoins pas envisageable. J’y passe presque une heure. En vain. Partout, le courant me paraît trop puissant. De toute évidence, la tyrolienne est incontournable. J’y reviens donc.
Acte 3 : lorsque j’arrive de nouveau sur place, c’est pour apercevoir mon copain David en train d’achever – visiblement non sans mal – la traversée de la tyrolienne sur mousquetons. Déjà convaincu que cette solution est incontournable, son exemple me pousse à l’imiter. Syndrome classique du mec perdu qui suit aveuglément et avec soulagement la première personne rencontrée en chemin… C’était d’une part tirer un trait sur notre différence d’âge et de puissance musculaire. C’était aussi nier ma tentative précédente et surtout ignorer la seule solution raisonnable, car nous n’étions encore qu’en début d’après-midi : attendre patiemment l’arrivée d’autres randonneurs, équipés eux d’au moins une cordelette pour rappeler la poulie sur la rive de départ. Je me suis donc lancé, pour me retrouver au beau milieu de la tyrolienne, totalement épuisé et incapable de continuer à progresser, surtout avec le poids de mon sac. Moment de panique, d’autant que personne ne peut me venir en aide. Une seule solution s’impose alors : me débarrasser de mon sac et essayer d’achever seul la traversée. Ce que je me résous à faire. Cela me sortira d’affaire, non sans mal, mais hélas sans sac.
Le bilan de ce fait divers :
– Une seule victime : mon vieux sac à dos et tout son contenu (tente, veste, duvet, réchaud, téléphone mobile, appareil photo et lunettes de vue). Tout ça pour l’absence d’une cordelette coûtant quelques Euros…
– C’est mon premier article publié sans une seule photo. Vous comprenez maintenant pourquoi…
– Une tyrolienne dont la poulie n’a pas une ou deux cordelettes de rappel (selon sa configuration) est inopérante et dangereuse. Le lendemain, avec David, nous sommes revenus sur les lieux pour rechercher mon sac à dos (hélas en vain) et pour installer une cordelette 8mm de traction de la poulie dans le sens usuel de parcours de cette randonnée. Et nous avons vu immédiatement à quel point elle rendait aux autres la manœuvre bien sûre et aisée (possibilité de traversée sur poulie pour les randonneurs comme pour les sacs)
– Tant les douleurs prodiguées avec assiduité par Miss Sciatique que cette erreur d’appréciation m’ont convaincu que le temps des randonnées de plusieurs jours en autonomie (donc avec portage d’un gros sac) était pour moi révolu. Je ne vis pas cette mésaventure comme un échec (j’ai parcouru intégralement la rando que je souhaitais faire, et je me suis sorti tout seul de ce mauvais pas), mais je la lis comme un signal d’alerte qu’il est sage de savoir entendre : il est temps de tourner la page. La pratique de la montagne doit rester non seulement un plaisir (ce qui n’exclut nullement de peiner et parfois de devoir se dépasser ) mais aussi un exercice de lucidité sur ses capacités physiques et psychiques, et sur leur évolution.
– Ce tour du Cerro Huemul est une magnifique randonnée et j’ai eu une chance infinie de pouvoir la parcourir par grand beau temps (quel dommage d’avoir perdu mes photos !). Ce circuit est certes moitié plus court que le « O » des Torres del Paine, mais bien plus sauvage, bien moins fréquenté et infiniment moins coûteux . Et il offre des vues vraiment sublimes sur les étendues glaciaires du Hielo Continental Sur. En bref, cette randonnée peut faire une belle dernière, un peu comme on dit d’une ascension qu’elle est une belle première.
– David ayant donné l’alerte grâce à sa balise GPS, j’ai bénéficié plus tard de l’insigne privilège de regagner El Chalten dans le 4×4 dernier modèle des gardes du Parc National, sans avoir à faire du stop. On comprend mieux ensuite qu’ils n’aient plus le budget pour pouvoir équiper correctement de cordelettes les poulies des deux tyroliennes du Rio Tunel…
Bon, encore heureux que tu n’aies pas lâcher prise ! Ton ange gardien veille encore ! Espérons que l’ami David a pris quelques photos de l’aventure …
On ne m’ôtera pas de l’idée qu’un fou de montagne lucide sur ses capacités physiques et surtout psychologiques est aussi rare qu’un mordu de politique qui renonce à sa carrière !
Bravo pour la persévérance et le courage ! Bisous .
Justement, ce genre de mésaventure du voyage apprend à lâcher prise. Le matériel n’est pas rien, mais se trouve remis à sa juste place. D’ailleurs, depuis, je me suis réfugié avec mon tout petit sac à dos à Puerto Edén (qui porte bien son nom). Bises
Du temps ou on accompagnait dans les Meteores avec le Renard, la sangle de mon appareil avait rompu alors que sautais d’un pic a l’autre. Elle a glisse autour de mon coup et mon appareil est tombe en ricochant d’une paroie a l’autre. Pas un son agreable pour celui ou celle qui aime son appareil photo.
Je me suis mis a l’aquarelle en attendant de pouvoir m’en offrir un autre.
Le probleme est de savoir comment tu vas photographier tes peintures pour pouvoir les partager avec nous…si tu adoptes cette methode de reportage!?
C’est peut etre un metaphore pour etre moins attache aux choses materielles…laisser partir son sac a dos dans la riviere. Seul ton passeport est essentiel pour continuer a voyager…et ils ont bien du te le rendre au retour.
Sacre minimaliste que tu es!
Bon courage pour la suite!
Les avantages d’etre a la fois vieux et fainéant, c’est de ne pas avoir le courage d’embarquer en trek mon vieux Nikon en sur-poids. Il a donc échappé à la noyade fatale. Le roman photo continue…
Bravo pour cet exploit.
Autre avantage, tu vas voyager plus léger maintenant !
…et on regrette les photos.
David et des copains neo-zélandais vont me faire passer leurs photos… ce fut vraiment un trek splendide qui va devenir un classique. Amities.
Chapeau ! Tu t’es bien tiré d’affaires. Mais nous ne risquons pas de te suivre en montagne. Nous n’avons ni assez d’expérience ni assez d’endurance. On veut bien aller te voir dans les Alpes, mais on ne te suivras pas sur les pistes. Amitiés de Grèce où l’on apprend à ne rien faire.
Je ne suis pas un casse cou, au contraire. D’ailleurs, je me suis réfugié depuis à Puerto Edén, un bout du monde qui mérite son nom et où on apprend vite a ne rien faire. Bonne route !
Délestons, délestons…depuis le temps que je le sais !!! Je suis ravie que l’exploit t’ai mis au pieds du mur.
Bravo mais revient vite et entier.
anne.
Hélas pour tous les voisins et amis, mon retour se précise. Il ne leur restera plus qu’a prendre le chemin de Puerto Edén pour avoir la paix. Je t’embrasse de tout mon coeur
Et tu fais quoi, à Puerto Eden ? encore un bout du monde ?
J’étais très en retard dans la lecture de tes mésaventures. Waouuuuuu… Repose toi bien dans ton Eden. C’est magnifique ce que tu vis, je t’embrasse mon Paq